Critique de Shaynning
BD adulte de 2020, "Chinese Queer" est ce genre de Bd qui comporte une forte dimension philosophique existentielle, un côté de critique sociale et un graphisme assez particulier.Faire un résumé de...
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le 22 mai 2022
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Incontournable Février 2025
Les romans Unik forment une famille atypique dans la littérature jeunesse, un mélange entre vers libres et fiction. Les Unik sont caractérisés par des phrases courtes dont la forme et la police changent pour former toute sorte d'effets visuels liés à ce qui est écrit. Je donne par exemple les phrases rédigées avec les symboles chimiques des éléments du tableau périodique ou encore cette page où les mots tombent dans une crevasse en plein milieu de la page. Cette créativité éclatée est unique en son genre, sans jeu de mot, et traite donc de manière concise, mais percutante un sujet sensible. Ici, c'est à un trouble alimentaire, l'anorexie, qu'on s'intéresse, mais en parallèle, on en surprendra un second: L'amitié toxique.
Notre narratrice a un rituel bien rodé ces temps-ci, concernant son bol de gruau matinal. Elle simule l'action de prendre, mais sa cuillère est toujours vide. "Se nourrir de vide" est son nouveau mantra et peut-être parviendra-t-elle a affiner sa silhouette. Ce n'est pas seulement tout ces modèles qui sont de véritables odes à la minceur le problème, c'est également tous ces petits mots qui piquent dont elle fait les frais de la part de ses amies. "La joufflue" semble être le terme récurent. Et face à cette impression de ne pas être assez tout en étant "trop", notre narratrice se découvre des trésors de rituels et d'astuces pour faire changer le regard des autres sur elle. Cependant, parmi ces autres, il y a sa petite sœur, cette grand amatrice d'origami, dont les petites créations viennent égayer le quotidien. Et elle aussi, l'observe. De très près.
Il y a trois axes importants dans ce livre, selon moi. Le premier est le plus évident, c'est le trouble alimentaire de type anorexie, un trouble caractériser par une restriction alimentaire, qui peut aller jusqu'à ne plus manger du tout ou dans des quantités dramatiquement insuffisantes. Ce trouble est également caractérisé par tout un éventail de symptômes psychologiques, allant des dépréciations systématiques à une certaine forme de dysmorphie du corps, c'est-à-dire une obsession des défauts du corps perçus ( donc pas toujours "avérés"). Notre narratrice a un estime de soi compromis, elle se perçoit laide et grosse, tout en prenant la charge du problème sur ses épaules alors que certains facteurs nuisibles viennent de l'extérieur. Non seulement mange-t-elle si peu qu'elle en a des migraines ( on parle d'eau, de gommes à la menthe et de branches de céleri, c'est extrêmement peu), mais elle entretient un discours interne très négatif.
Ce qui m'amène au second axe, celui des relations. Notre narratrice a quatre amies, elles forment donc un quintuor. On comprend que les quatre autres n'aident en rien à la situation. Les piques sont mesquines, parfois sur le ton de l'humour, parfois dans le silence. Je pense à cet portrait en art où elles conseille à la narratrice de faire un mélange des plus belles parties de leur corps. Elle ne suggéreront jamais l'une de son corps à elle. C'est un exemple de violence silencieuse.
Mais là est justement le terme problématique: Violence. Je le mentionne de façon réccurente dans mes critiques, mais pour moi, une relation saine ne comprend aucune forme de violence, surtout pas une violence volontaire comme celle-ci. C'est donc une relation amicale toxique qui se déploie devant nos yeux. Les relations toxiques ne sont pas que celles avec des coups portés comme on imagine encore trop souvent les relations de violence conjugale, elles peuvent être alimentés par d'autres formes de violence. Ici, j'en remarque deux: la verbale et la psychologique.
Pour la verbale, il s'agit des mots. Pas besoin de hurler pour que les mots fassent saigner. Laisser entendre que la personne est "plus corpulente que les autres" de façon récurrente et en rire, c'est une forme de mesquinerie. Qu'une personne choisisse de rire d'elle-même est une chose, mais présumer qu'elle peut en rire en est une autre. Ces quatre filles trouvent littéralement toutes les occasions d'en tirer profil, comme si c'était un mot d'ordre, un fait avéré. La violence verbale est alimenté par la violence psychologique, celle de rabaisser la narratrice. Je crois comprendre que pour ces filles, la narratrice est une sorte de faire-valoir ou pire, un exutoire. Je vois que ces filles se servent de la narratrice pour se décharger: "Au moins, on a pas son apparence à elle" comme si elle était laide et grosse, se rassurant comme une belle bande de superficielles sur le dos d'une jeune femme dont elles ont deviné une fragilité. J'ai même l'impression qu'elles en tire un certain plaisir, parce que ça semble bien les faire rire. C'est perturbant et ce ne sont pas des signes d'amitié, ce sont des signes d'emprise sournoisement à l’œuvre.
Certaines personnes, hélas, sont des niveleurs vers le bas: Pour qu'ils/elles le sentiment ( erroné) de s'élever, il faut que d'autres soient écrasés autour d'eux. Pour faire une allégorie: Si on prend des maisons pour représenter l'estime de soi, certaines personnes vont sentir qu'ils doivent démolir les étages des autres, pour que leur maison à 1 seul niveau ait l'air plus haute. Parce que ce genre de personne n'ont que très rarement des maisons très haute. Pour sentir qu'il faut détruire les autres, il ne faut pas être un estime de soi très élevé à la base. En somme, ces amies au comportement toxique sont probablement bien fragiles, elles aussi. Ça ne justifie aucunement leur comportement, qu'on soit bien clairs là-dessus.
Attention, il y aura des divulgâches à partir d'ici.
Le troisième axe est celui qui est un peu transparent au début, mais qui va être l'élément le plus décisif dans le cheminement de notre narratrice: La sororité. La petite sœur est à la relation saine ce que les amies sont à la relation toxique. Elle s'inquiète de ne plus voir sa grande sœur manger, elle l'a verbaliser même. Ces petits origamis ne semblent pas l'émouvoir au début, mais cela va changer. En effet, le jour de l'anniversaire de la petite sœur, la narratrice réalise quelque chose de terrifiant: Sa petite sœur l'imite. Elle fait semblant de manger de la même façon qu'elle.
La narratrice réalise deux choses. La première, qu'elle est un modèle pour sa cadette. La seconde, si elle trouve le comportement de la petite sœur terrifiant, c'est donc reconnaitre qu'il l'est aussi pour elle. Comme un miroir, la narratrice observe avec consternation que ce qu'elle projette est un mauvais exemple à suivre et pour convaincre sa petite sœur de se nourrir, recommence à manger avec elle. Cette même petite soeur qui découvre ce autoportrait en art qu'elle doit réaliser et déclare qu'elle est superbe. Cette même petite soeur qui cherche à lui remonter le moral. Cette petite soeur qui est, en un mot: Un véritable amie. L'amitié comme la sororité, c'est un soucis réel pour l'autre, une envie de voir cet autre heureux, épanouie et bien dans sa peau. La relation saine se nourrie de respect, de confiance, de réciprocité, mais surtout d'empathie. Toutes des vertus qui ne se dégagent pas de ses amies.
D'ailleurs, vers la fin, notre narratrice va magasiner sa robe de bal avec les quatre prétendues amies. Un commentaire est d'ailleurs formulé devant le fait que la boutique a "plusieurs tailles", appuyant encore sur le fait que notre narratrice n'a pas selon elles la même taille. Devant sa silhouette affinée, cependant, elles montrent alors un tout autre visage. Elles sont jalouses. C'est cette jalousie ( et une dose d'insécurité) qui vont leur faire dire que la narratrice "cherche l'attention en se faisant maigrir". En somme, si elle est trop grosse, elle est moins estimable, mais si elle est trop mince, c'est qu'elle cherche l'attention. Il n'y a pas de zone où la narratrice sera "bien" pour elles.
Prenant alors conscience qu'aucune de la défend, chacune drapée dans sa vanité et son égoïsme, elle quitte les lieux et estime qu'elle a compris. "On ne m'y reprendra plus".
Notre narratrice choisit donc de réintégrer la nourriture à sa vie, elle en a d'ailleurs parler à cœur ouvert avec sa famille, qui manifeste alors son soutient et son affection. Elle s'accorde à dire qu'il lui faudra du temps, et a bien raison. Survivre à des relations toxiques et leurs effets pervers demande du temps pour guérir. Surmonter un trouble alimentaire en prendra également. Mais à la fin, on comprend qu'elle a cerner l'essentiel: Elle mérite d'exister, que sa place n'est pas conditionnelle à l'espace qu'elle occupe. Elle sera le bel origami qu'elle peut être, avec ses petites déchirures peut-être, mais avec toute la patience et le soin qu'il faut pour faire plier le papier, pour la transformer en œuvre d'art.
J'en profite pour manifester mon vif plaisir de voir l'origami utiliser pour parler de la diversité corporelle et de l'estime de soi, c'est bien pensé. Comme cet art du pliage, c'est véritablement le soin, le dévouement et le travail qu'on porte à sa vie qui nous définit et nous façonne, bien plus que l'apparence. À quoi bon le plus joli papier à motif si au final, le pliage de l'origami est plat et inspire comme ces quatre amies superficielles? Et chacun.e aura sa façon de définir quel soin, travail et dévouement il leur faut pour devenir leur version d'une œuvre d'art. Il n'y a pas une recette idéale pour devenir quelqu'un de parfait, mais il existe tout un tas de recette pour devenir quelqu'un d'heureux. C'est ça qu'on se souhaite, au final. Bon, je sonne tellement comme un bouquin de psycho-pop, mais bon, ça vient du cœur!
Bref, un autre beau Unik avec une thématique très humaine et touchante comme ils le sont pas mal tous. C'est une thématique très rependue que celle du manque d'estime de soi lié à sa perception corporelle ou au manque de représentations de la diversité corporelle. Comme le mentionne l'autrice, la diversité a fait du chemin, mais à l'ère des réseaux sociaux et ses nombreux filtres, couplé à une surexposition à des modèles toujours moins humains, l'enjeu atteint un toute autre niveau de défis. Heureusement que des gens prennent la plume ou le micro pour en parler activement. Je pense que cet enjeu revêt un caractère très social, en ce sens où ce n'est pas simplement d'apprendre à accepter et apprécier notre diversité propre que de mieux tenir compte de celle des autres. Il existe encore de nombreux tabous et clichés en matière de diversité corporelle, il importe donc d'en être conscient.
Un livre sensible, aux couleurs sororales et truffé de papier plié, avec des mots qui s'animent comme des saltimbanques, pour un lectorat adolescent, 12-15 ans+.
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