Mondiale™
7.9
Mondiale™

livre de Beb Deum et Alain Damasio (2017)

Guère amateur d’art numérique – j’y reviendrai –, j’ai lu Mondiale™ avant tout par curiosité, pour voir quels visages pouvait prendre l’univers de science-fiction d’Alain Damasio, qui en signe les textes. L’ouvrage se présente comme « un livre d’art fictionné. […] Un carnet qui compacte en une seule unité de papier un catalogue de vente d’êtres humains, tel que l’hypercapitalisme va certainement en produire » (rabat de la première de couverture) ou encore comme un « authentique livre d’anthropologie involontaire ».
De fait, on retrouve l’inventivité lexicale de l’auteur d’Aucun souvenir assez solide : comme attendu, elle est présente ici, des « corphes » aux « morphes » en passant par les « clownes » – qu’on trouve sous une autre forme, entre les lèvres pâteuses du hagard commandant Vanderveyden de la série Coin-coin et les z’Inhumains ! Et comme ailleurs chez Damasio, cette inventivité n’est pas gratuite : les différentes anagrammes du mot mondiale qui donnent leurs noms aux personnages me semblent une illustration pertinente de l’incroyable polymorphisme du capitalisme – dit autrement : « DÉLECTEZ-VOUS DU PREMIER BRÛLOT ANTI-MONDIALE… PUBLIÉ PAR MONDIALE™ » (toujours sur le rabat de la première de couverture).
On retrouve, d’une façon générale, le goût damasien pour le jeu : le lecteur postmoderne friand de brouillages narratifs pourra sourire en lisant que « La littérature clowne qui va émerger vers 2048 est en soi bouleversante. Rien ne sert d’y adjoindre glose ou contexte » dans un texte d’ouverture qui se présente précisément comme une glose ! Naturellement, ce jeu garde une dimension politique.
C’est là où le bât va commencer à blesser. Car l’ouvrage, tout offensif qu’il soit vis-à-vis de « l’hypercapitalisme » dont il est le fruit fictif, présente aussi quelque chose comme de la fascination : il me semble que malgré elle, la critique à l’œuvre dans Mondiale™ n’est pas si virulente qu’elle le veut – à l’image du terme hypercapitalisme, qui semble impliquer que le capitalisme ne serait dangereux que dans ses excès : à mon sens, capitalisme suffisait.
Et j’en arrive à l’art numérique. Je ne mets pas en question le caractère artistique des images de Beb-deum : ce sont évidemment des œuvres d’art, et réussies, pas seulement techniquement, mais en termes de richesse esthétique et intellectuelle. La dimension totalitaire – hégémonique si on préfère – du capitalisme est assez bien figurée par ces visages ultra-artificiels, saturés de publicité, sur lesquels se lisent les obsessions contemporaines de la richesse, du sexe et de la jeunesse éternelle. Et c’est bien l’identité – peut-être dans les deux sens du terme – qui se trouve au centre du livre / catalogue.
Mais voilà : l’art numérique est le plus étroitement lié au mode de production – et à tout ce qui va avec – que Mondiale™ entend dénoncer. Je ne dis pas que Beb-deum, dont je ne connais pas le reste de la production, se contredit, ni qu’il soit malhonnête, mais – comme pour toute stratégie qui s’attaque à une cible de l’intérieur –, je doute de la pertinence intellectuelle du procédé qui consiste, pour critiquer la déshumanisation, à pratiquer la forme artistique la plus déshumanisante qui soit. Damasio écrit, c’est une grosse différence.

Alcofribas
7
Écrit par

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le 9 nov. 2019

Critique lue 134 fois

Alcofribas

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