Voici un roman qui me donne l'impression de ne pas en être un. Je veux dire, où est la fiction ? On peut certes arguer qu'il s'agit d'autofiction, que ce serait raconté "comme" une histoire avec "comme" des personnages. Moi je n'y vois pas un roman, j'y vois un récit intime et sociologique, qui restitue sobrement, plus qu'il ne met en scène ou ne romance, la vie de la mère de l'auteur, plus précisément le moment où elle se libère de son troisième mari, alcoolique et violent comme les deux précédents.
Édouard Louis mêle ici ses conflits et rapprochements avec sa famille, avec une mise en perspective sociologique et engagée. Pourquoi certaines femmes s'enfuient, d'autres non ? Et surtout, comment ? La conclusion à laquelle il parvient est similaire à celle de Virginia Woolf dans Une Chambre à soi - qu'il cite - sur les conditions pour pouvoir devenir écrivaine : il faut un lieu pour pouvoir s'isoler, et surtout, de l'argent. La liberté a un prix que les pauvres ne peuvent pas payer (et qu'Édouard Louis achètera pour sa mère).
Difficile pour moi de ne pas pleurer, de rage devant le récit de la violence, d'émotion devant le récit de la libération. Car ça résonne fort. Dans le portrait de Monique on peut reconnaître tellement de femmes, tellement de mères, on en connaît toutes et tous, non ? Monique cinquantenaire, qui commence enfin à vivre pour elle-même après une vie passée à servir les autres (ou alors n'y parvient pas et reste sous l'emprise d'un homme), c'est une condition sociologique bien plus qu'un personnage de roman.
Sur ce fond de lutte des classes se raconte aussi une relation entre une mère et son fils, avec de la pudeur, de la distance, de l'inquiétude, de la fierté, des disputes, des préoccupations financières et matérielles, de l'amour.
C'est le premier livre que je lis d'Édouard Louis, il m'a touchée de vérité, et je suis heureuse de découvrir son intelligence politique et sensible remarquable.