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[...] J'ai tout d'abord « connu » Frédéric Jaccaud via son excellente rubrique « Les Anticipateurs » dans Bifrost, où il se penchait sur les précurseurs de la science-fiction moderne ; expérience qui aurait dû être prolongée, mais a priori c'est mort, par la collection « Terra incognita » chez Terre de brume, co-dirigée par ledit Frédéric Jaccaud et Sébastien Guillot [...].

Mais Frédéric Jaccaud n'est pas qu'un érudit farfouillant dans la poussière pour notre plus grand plaisir, il est aussi un auteur de fictions ; et c'est – justement – dans les pages de Fiction (t. 6) que j'avais pu tâter pour la première fois de ses écrits... pour un résultat que j'avais jugé peu convaincant.

Puis est paru Monstre (une enfance) dans l'excellente collection « Interstices » chez Calmann-Lévy. Un bouquin sur un serial killer. Mouais... Ce thème – éculé au possible – ne m'emballait guère ; la mauvaise impression laissée par les « biographies aliénées » s'y ajoutant, j'ai décidé de faire l'impasse. Après tout, on ne peut pas tout lire... Mais [...] j'ai bien fini par le lire... et [...] c'était bien mieux que ce que je pensais. C'était même tout à fait bien, pour dire les choses comme elles sont. Très bien, même. Je n'irai pas au-delà, jusqu'au concert de superlatifs (...) – il me semble que l'on y trouve, en dépit d'une maîtrise globale assez remarquable, quelques imperfections qui sentent le premier roman –, mais c'est assurément une lecture tout à fait recommandable, largement au-dessus du lot, et pas, comme je le craignais sans doute bêtement, un énième bouquin sur un serial killer. Même si au fond c'est bien de ça qu'il s'agit, sauf qu'il y a l'art et la manière de.

Le récit alterne entre deux époques, le milieu du XXIe siècle – un cadre très abstrait, voire irréel (nous sommes à Traumstaat, après tout), avec ses pluies de cendres vaguement post-apocalyptiques qui viennent s'égarer au milieu des gratte-ciel et de l'asile-purgatoire infesté d'improbables débris humains – et le milieu des années 1980, lieu du récit d'une enfance plus ou moins fantasmée. En 2048, un vieillard – un monstre, un tueur de femmes, sorti d'un long coma – se livre, sur les instructions de la « psychiatre » (qui n'est cependant pas là pour le soigner) Mme Crab. Au milieu des années 1980, les enfants B., Ray et Thomas, s'ennuient ; alors ils cherchent des échappatoires dans un imaginaire enfantin encore florissant, se font imperator solaire et chevalier, découvrent les comics, les jeux de rôles et les jeux vidéos.

Des noms de femmes s'égrènent entre les chapitres, froidement.

Puis le lien se fait. La langue se met à déraper. Et progressivement Thomas B. devient « je », le vieillard devient Thomas B. Et le récit se poursuit, récit d'une quête vouée à l'échec, qui commence par un serment enfantin innocent – celui de toujours protéger maman (maman qui fait la pute pour protéger ses enfants) –, mais qui doit bientôt faire face aux assauts du Roi de l'Hiver, du temps qui passe, impitoyable, et qui laisse sa griffe, sous forme de boutons d'acné et de léger duvet au-dessus des lèvres.

Ne vous attendez pas, en entamant Monstre (une enfance), à une débauche graphique de meurtres sanglants. Autant vous le dire de suite, ce n'est pas du tout sur ce créneau que joue l'auteur, qui a banni toute forme de voyeurisme de son récit. Ce qui l'intéresse, c'est le souvenir, la nostalgie, celle de ce vieillard « monstrueux », bien sûr, mais plus généralement, et, de manière paradoxale, plus maladivement, celle, générationnelle, des « enfants-vieillards », qui regrettent à peine nés, sans trop savoir quoi ni pourquoi. Le roman entier est caractérisé par ce regard porté en arrière, avec ses mensonges et ses regrets. Et les personnages, au crépuscule, de se livrer à cet exercice, au « bilan » – froidement comptable. Ainsi Thomas B., mais lui n'a jamais compté les femmes qui sont passées sur son lit de vérité ; ainsi Jessica, son amie d'enfance, entraperçue le temps de brefs écarts narratifs, qui, elle, n'a fait que ça.

Monstre (une enfance) est ainsi un roman sur l'enfance avant d'être un roman sur la monstruosité ; mais il peut être un roman sur ce que l'enfance a de monstrueux, et plus encore, passé le temps des illusions et des enthousiasmes naïfs, cette horreur, ce drame qu'est l'adolescence. Thomas B. est atteint d'une forme de syndrome de Peter Pan, ainsi qu'on le comprend rapidement. Mais autour de lui, les gens changent ; lui reste « le petit débile » – mais qu'a-t-il, au juste, en dehors de cette incapacité à grandir ? –, mais Ray et les autres, c'est une autre histoire. Cruelle. Injuste, sans doute. Ce qu'il y a d'horrible, pour Thomas B., c'est d'être ainsi abandonné, laissé seul, en arrière. Le serment est trahi. Le Roi de l'Hiver triomphe. Pour le vaincre, il s'agira dès lors pour Thomas B. – et il ne sera plus question que de ça – de se documenter.

Pour explorer la psyché de Thomas B., Frédéric Jaccaud use d'un style dans l'ensemble remarquable, dense et précis – j'ai pensé, peut-être est-ce un peu bête de ma part, mais le fond comme la forme m'y ont incité, à Brian Evenson –, qui se laisse parfois emporter, la plupart du temps à bon droit, dans des quasi-délires d'accumulation à la limite de l'hermétisme pour les scènes les plus fortes. J'avouerai cependant que j'ai trouvé qu'il en faisait parfois un peu trop sous cet angle...

Ce qui est bien un des rares défauts que l'on puisse trouver à ce livre. On pourrait aussi trouver que l'anticipation ne sert pas à grand-chose, certes... mais elle participe sans doute de ce sentiment d'irréalité qui confère une bonne part de sa force au roman, et justifie sa puissante conclusion – quand bien même elle est assez attendue.

Un très bon premier roman, à n'en pas douter, bien meilleur que ce à quoi je m'attendais. Alors [...] bonne continuation, M. Jaccaud.
Nébal
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le 23 janv. 2011

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Nébal

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