Incontournable Avril 2023


"Monstres" est ce genre de roman qui a tout pour lui. On s'en rendra compte après coup, mais cette magnifique couverture, où le noir côtoie le doré, est révélatrice de ce qu'on y trouve. On y trouvera un cœur en or dans un monde ténébreux, des contrastes qui ne sont pas simplement d'ombres et lumières, et qui servit par monsieur Servant, offre une fois encore à l'univers de la littérature intermédiaire une œuvre tirant sa grande force d'une histoire sobre à la portée universelle. Si j'ai déjà vu ce genre d'histoire où le "monstre" côtoie l'humain, je n'avais jamais vu cette tournure.


Quelque part au bout du monde, accessible par un sentier poussiéreux, un village isolé se voit visité par une troupe d'artistes ambulatoires, le cirque d'Érêves. Pour le jeune Otto, voilà une distraction surprenante dont les promesses d'exotisme et de frissons du maître de cérémonie viennent bout de tous les doutes des habitants. Son émois est cependant obscurcit par quelques canailles bien connues qui lui associe des sobriquets mesquins et laissent entendre que le "monstre" promis par le cirque promet d'être aussi horrible que lui. Otto et ses parents vont assister au spectacle, comme tous les autres, mais ce qu'il trouve dans cette cage à monstre ne correspond pas à l'idée qu'il se fait de la monstruosité. Au jeu des apparences, le cœur a bien souvent les meilleurs yeux.


Poétique, intriguant, pas exactement dans le registre épouvante, plutôt à la frontière de celui-ci, j'y retrouve cette impression angoissante et désespérément humaine du roman "Frères noirs" où des enfants étaient vendus pour devenir ramoneurs dans des conditions de vie sordides. Le lien? Cette lumière qui perce même les coins les plus sombres et le style graphique en clair obscure sinistre. Ici, c'est plus évident car la "monstruosité " est présente dans sa forme physique, et non avec son visage d'humain adulte intéressé, comme dans "Les Frères noirs". Seulement, ce n'est pas ce que vous croyez.


Attention, je compte divulgâcher.


Avec une habile ambiguïté liée étroitement aux illustrations, sans qui l'effet aurait été moins percutant, on se retrouve dans un envers de miroir. Ici, le monstre a une peau lisse et blanche, une morphologie symétrique, des yeux ronds et aucunes cornes, griffes ou autres potentiels attributs "monstrueux". En somme, un humain. Un humain qui a le même prénom, qui plus est.

En y revenant, je constate que cette légère impression de malaise vient justement des illustrations. Ces étranges têtes de bois cornues, ses visages cachés par la pénombre, cette peluche à l’œil anormalement tombant ou ces villageois vus de dos donnent certains indices quand à la nature réelle des habitants du village qui est , rappelons-le, isolée. Commodément.


Otto se profilait déjà comme un personnage singulier dès le début, avec le traitement des autres personnages à son endroit, qui n'a rien de sympathique. Heureusement, ses parents sont aimants, ce n'est donc pas un enfant martyr, mais on sent qu'il a une "différence". Est-ce vraiment son physique? Peut-être. Il semble avoir un décalage avec les autres monstres, en témoignent les horribles faciès des pages 40-41 où l'on voit Otto à travers les autres personnages de son village. Il est une sorte d'enfant-félin, avec un pelage, des moustaches et un museau. Cette espèce d’anthropomorphisme contraste avec les autres, davantage des altérations faciale dotés d'attributs prédateurs ou de difformités à des degrés variables. En ce sens, Otto semble effectivement différent et son visage est aussi très symétrique. Peut-être y a t-il un peu de "laideur" en ce sens, aux yeux des autres, pour qui les canons esthétiques sont "monstrueux". Mais je pense qu'avec ce sobriquet de "Cœur de piaf" ( Cœur d'oiseau), les intimidateurs visent aussi sa "sensibilité" singulière, son manque d'attrait pour la destruction, sa douceur de tempérament et son côté rêveur. Otto présente des traits qu'on estime peu dignes des monstres, j'imagine, mais en même temps, je me fais la réflexion que les garçons qu'on élève à devenir "virils" ont le même genre de tare, celle de diminuer ce qui leur semble ne pas correspondent à leur vision idéal du "mâle", ou dans ce cas-ci, du "monstre". La situation d'Otto est donc on ne peut plus humaine, dans cette optique.


Otto prendra contact avec le "monstre de la cage" du cirque. Alors qu'on jetais des aliments au garçon à travers les barreaux de sa cage, Otto lui a plutôt tendu cette dernière avec la mains, comme on offre un présent. L"humain en cage se met alors à chanter, ce qui déconcerte les habitants. À l'instar de l'animal qui rugit, l'action choque. Mais pas Otto. Au contraire, il semble cultiver une forte empathie. Éventuellement, le "monstre" s'évade du cirque, ce qui cause une commotion dans la petite collectivité. C'est Otto qui fini par tomber sur lui, caché dans un poulailler. À force de chants et de mimiques, ils en viennent à se communiquer leur intentions. Otto réalise même que le monstre porte le même prénom et qu'il vient de l'autre côté du lac. L'enfant décide de l'aider à regagner son foyer. Quand les deux enfants se trouvent confrontés à la même petite bande voyous qui harcèlent Otto l'enfant-félin, ce dernier décide de faire face, pour une fois. Refusant d'écraser le malheureux petit oiseau prisonnier des voyous, en le laissant au contraire s'envoler, et ultimement, tient tête aux autres enfants. Je vous laisse découvrir comment.

Une chose est sure: Dès lors, Otto ne se laissera plus atteindre par les moqueries et il inspirera autre chose que du mépris. Otto le monstre regagnera son foyer.



Fait étrange, quand Otto le monstre chante, Otto l'enfant-félin semble entendre son histoire. On ne sait pas si c'est là son imagination ou une forme de télépathie, mais c'est grâce aux illustrations qu'on voit ce qui est arrivé à Otto le monstre. Enfant prit au cœur d'une bisbille d'adultes, déraciné de la ville au profit de la campagne, on peut imaginer que cet enfant fugueur en a eu assez de son foyer dysfonctionnel. Faut amusant, son sac à dos et son jouet fétiche sont à thématique monstrueuse.


Histoire d'amitié et de contact empathique, c'est aussi une histoire d'émancipation, de part et d'autre. J'ai trouvé ce roman étrangement doux pour un registre aussi lugubre. Je reconnais aussi la plume habile de Stéphane Servant sur le fond humain et les relations interpersonnelles. Comme mes lecteurs intermédiaires, les 8 à 12 ans, sont particulièrement réceptifs aux histoires à connotation épouvante, tout comme à la diversité de manière générale, je pense que cet hybride roman-roman graphique n'aura pas de mal à se trouver une place dans les écoles comme dans les foyers ( quoique son prix risque de rebuter certains budgets). Une autre belle découverte pour la littérature jeunesse intermédiaire!


Pou un lectorat à partir du second cycle primaire, 8-9 ans+.


Shaynning

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