Il paraît que son éditeur a suggéré à Raymond Carver ce style sec qui le caractériserait désormais. Ca ressemble à une blague : "Hé, mec, raccourcis tes phrases pour ne rien dire!"
Une version "intégrale" des "Montagnes hallucinées" de Lovecraft est parue récemment. Les coupures des éditeurs ont été réinsérées dans le texte. Ce récit d'exploration cauchemardesque fait désormais 200 pages dans son édition de poche.
Il s'agit comme à son habitude d'un récit subjectif rempli d'avertissements au lecteur et d'épanchements sur les réactions horrifiées du narrateur, précédant la relation de ce qui les a causées. Je retrouve Lovecraft pour la première fois depuis l'adolescence, et il faut bien constater que dans cette oeuvre ultime, il use ses gimmicks jusqu'à la corde. C'est pourtant paradoxal, car cette méthode visant à susciter la curiosité et à stimuler l'imagination du lecteur, est bel et bien accompagnée ici par un net franchissement des limites qu'il s'était d'habitude imposées : on s'aventure avec le "héros" épouvanté sur des territoires antédiluviens que l'on explore amplement. Pourtant, ça reste encombré par les impressions du personnage, ce qui en alternance avec des descriptions, m'a lassé.
On retrouve une autre méthode de narration destinée à créer le mystère, typique de Lovecraft : les récits subjectifs successifs - mais ici, pas en deux parties séparées. On recueille, avec le personnage principal, le témoignage sur la découverte des cadavres gelés des "grands anciens" par une équipe avancée plus loin dans l'exploration, puis on part avec lui rejoindre cette équipe
(qui a cessé de donner signe de vie)
.
On dirait que Lovecraft atteignait une limite, et qu'il lui aurait fallu se renouveler fondamentalement si son oeuvre n'avait été interrompue par sa mort précoce.
En fin de compte, la rencontre avec les entités peut-être venues de l'espace reste impossible : jamais être vivant n'en témoigne. Seules restent des conjectures sur leurs capacités de perception, de vocalisation... Et les Grands Anciens eux-mêmes, poignée de survivants d'une époque au climat plus clément remontant à des dizaines de millions d'années, malgré leurs capacités de survie exceptionnelles, sont décimés par l'une de leurs créations, la survivance dégénérée qui hante les murs déserts de leur cité morte, l'amibe géante, le Shoggoth, la "gelée primordiale".
Lovecraft s'est ingénié à créer une épouvante basée sur autre chose que les traditionnels fantômes, les frayeurs métaphysiques des sortilèges et des esprits vengeurs. Il a constitué sa propre mythologie, sur des fondations dépassant la distinction entre fantastique et sf. La peur y est liée à l'inconnu trop éloigné dans le temps et l'espace, et donc d'une nature tellement étrangère que son contact met notre existence en péril. Il s'est confronté de manière réaliste au caractère inconcevable de ces potentielles formes de vie trop différentes. Il s'est efforcé de faire de la littérature pour adultes, extraite de la gangue des contes et du space opera.
Rien ne serait plus éloigné des sempiternels monstres bipèdes et de la familière symétrie du monde animal. D'où les "têtes" en étoiles à cinq branches.
"The Thing" de John Carpenter est à mon goût le seul film qui réussit partiellement à relever cette gageure.
Dans "Sur les épaules de Darwin", JC Ameisen rapporte qu'une collecte de sédiments 1 km sous le sol de l'océan antarctique a permis d'aboutir en 2012 à la conclusion qu' "Il y a 54 millions d'années, et durant les 2 millions d'années suivantes, il y a eu, dans les vallées qui bordaient les côtes de la terre de Wilkes, près du pôle sud, une forêt subtropicale. (...) Puis il y a cinquante millions d'années a commencé une période de refroidissement."
Lovecraft avait calculé juste !