"Mort accidentelle d'un anarchiste" s'inspire d'un fait divers glaçant : la mort de Giuseppe Pinelli, anarchiste italien mystérieusement "tombé" du quatrième étage d'un commissariat milanais en 1969, alors qu'il était interrogé sur l'attentat de la piazza Fontana. Dario Fo transforme ce drame en une farce grinçante qui, sous ses allures de comédie, porte une charge politique dévastatrice.


Le caractère froidement descriptif et passablement ironique du titre annonce déjà le ton de ce pamphlet théâtral incisif. Dès les premières scènes, nous sommes happés par une mécanique implacable où l'hypocrisie, la mauvaise foi et la manipulation des mots s'entrechoquent dans un ballet aussi comique que glaçant. L'auteur déploie avec maestria la figure ancestrale du fou, ce bouffon cher au théâtre classique qui, par sa liberté de ton, peut tout oser, tout dire, tout profaner. Ce personnage devient le révélateur parfait des contradictions et des mensonges institutionnels.


À travers des situations cocasses et jouissives, Fo parvient à transformer commissaires et préfets en garçonnets apeurés, tremblant à l'idée d'être sanctionnés pour leurs méfaits. Ces figures d'autorité, qui d'ordinaire contrôlent leur environnement avec l'assurance que leur confère leur impunité relative dans nos démocraties bancales, se révèlent être de piètres marionnettes : pleutres, versatiles et manifestement indignes des responsabilités qui leur sont confiées. Plus qu'une simple satire des forces de l'ordre, la pièce dévoile les rouages d'un système bourgeois et autoritaire qui maintient sa population sous contrôle et n'hésite pas à éliminer ses éléments les plus subversifs par les moyens les plus vils.


Les dialogues ciselés font mouche à chaque réplique, et au-delà des éclats de rire que provoquent les situations grotesques et les quiproquos savamment orchestrés, le dramaturge italien procède à la mise à mort - cette fois-ci parfaitement intentionnelle - du mythe de l'irréprochabilité des institutions. Ce mythe a-t-il jamais existé ? La question mérite d'être posée, mais là n'est pas l'essentiel. La force de cette pièce réside dans sa capacité à utiliser les ressorts du théâtre populaire pour porter un message politique puissant, faisant de l'humour une arme redoutable au service de la vérité.


La construction dramatique, remarquablement maîtrisée, nous entraîne dans un tourbillon où le rire devient peu à peu plus amer, plus grinçant, jusqu'à nous laisser avec un goût de cendres dans la bouche. Fo parvient ainsi à transcender le fait divers pour livrer une œuvre universelle sur l'arbitraire du pouvoir et la fragilité de nos droits face à la raison d'État. Une pièce malheureusement toujours d'actualité, tant les mécanismes qu'elle dénonce semblent solidement ancrés dans nos sociétés prétendument démocratiques. On referme ce livret suffoquant de rire, mais également de colère, sachant pertinemment que notre propre contemporanéité pâtit de ces même écueils, que depuis les années soixante-dix l'essentiel n'a finalement pas changé et que dans nos sociétés individualistes l'illibéralisme et la violence d’État ont encore de beaux jours devant eux.

ZachJones
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le 29 oct. 2024

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Zachary Jones

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