La littérature a cela de surprenant qu'après vous avoir plongé dans une confortable et hypnotique léthargie, elle peut surgir comme un démon mutin pour vous gifler avec une force si vive que le lecteur se retrouve en orbite lunaire sans avoir eu le temps de dire "ouf". En réalité, la littérature est un coup de pelle permanent porté au crâne de ceux qui s'y adonnent, et je pense sincèrement que je n'avais pas lu un roman aussi bon depuis une bonne paire d'années et que je me souviendrai longtemps, pour ne pas dire toujours, de la claque puissante que je viens de me prendre en pleine face et pour laquelle j'ai bien de mal à me remettre. Mystic River n'est ni plus ni moins qu'un chef d'œuvre, tout aussi magnifique que cruel, merveilleusement écrit et qui s'inscrit dans l'univers du roman noir comme un indéniable incontournable. Parfaitement construit, étonnamment abouti, il y aurait beaucoup à dire, beaucoup à commenter tant le roman soulève, l'air de rien, et c'est là d'ailleurs ce qui fait peut-être l'étoffe des grandes œuvres, des questions vertigineuses sans jamais vraiment s'y arrêter et s'y complaire. Quelque part, Dennis Lehane est un génie qui peut se confronter à Chandler, Ellroy, Thompson ou Bunker, avec une pâte légèrement plus généreuse et un style pénétrant et intimiste, tel que je n'en avais jamais lu de pareil et qui témoigne d'une spécificité surprenante et agréable. Mais alors pourquoi lire un roman noir et pourquoi en est-ce clairement un classique du genre ? Car même si son style dénote beaucoup avec celui d'Ellroy, qui est beaucoup plus lapidaire, épileptique, fourmillant et stroboscopique, leurs écritures tendent à explorer les mêmes confins de l'âme humaine et notamment la question du libre-arbitre. L'être humain est-il réellement libre et peut-il s'extraire des forces qui le compressent ?
Dennis Lehane pose réellement le sujet avec cette figure de style, cette parabole qu'il met dans la bouche du personnage de Dave Boyle, jeune enfant enlevé et violé par deux faux policiers, qui est celle du vampire et notamment de son baiser fatal : celui qui, mordu, ne peut plus jamais se libérer d'une forme de venin qui le transforme et lui fait être le porteur d'une maladie, le vampirisme, est condamné à devenir lui-même un vampire, sans espoir que le sort en décide autrement. La question ici est évidemment, en filigrane, celle de la pédophilie, et est d'autant plus évocatrice qu'elle n'est pas si idiote, puisqu'il suffit de se pencher sur le sujet pour découvrir que de nombreux auteurs d'infractions sexuelles à l'égard des enfants ont été, pour beaucoup, eux-mêmes abusés. Ainsi se pose la question de la liberté et de la résilience, de la capacité, si subjective et si obsédante, de se dépêtrer de ses pulsions structurantes et destructrices, insufflées par des traumatismes multiples, des rencontres et aussi des différentes chances offertes à chacun. Le roman décline la question de la résilience sur de nombreux points, et de manière extrêmement subtile, soulève aussi l'aspect social, en opposant notamment les habitants du Point, descendants des surveillants de la prison ancestrale ayant fondé la ville et pour la plupart ouvriers qualifiés, dont l'incarnation est le personnage de Sean, à ceux des Flats, anciens forçats et ouvriers peu qualifiés, se rapportant à Jimmy. Le roman est incroyablement pessimiste et se déploie comme un piège affreux tendu au lecteur, et ne peut pas le laisser indifférent tant il peut être terrorisant. Néanmoins, et c'est là toute la force de ce roman, il soulève dans le même temps en chacun une incroyable tendance à la compassion et à la compréhension, ce qui, pour les sujets que le roman soulève, n'était franchement pas une mince à faire. Chapeau!