"The age of glorious wars ended with the Meiji era…There isn’t much chance to die now on the battlefield. But now that old wars are finished, a new kind of war has just begun; this is the era for the war of emotion…And just as in the old wars, there will be casualties in the war of emotion, I think. It’s the fate of our age." Shigekuni Honda
Une incursion au sein de la littérature japonaise n’est jamais aventures aisée, tant le style et le propos fleurissant de manière presque anagogique, diffèrent du ton qui nous est commun.
Aussi est-il à mon sens, hautement indispensable de s’astreindre à une démarche d’une nécessité primordiale que celle de se renseigner au préalable sur l’auteur, avant de se livrer au cheminement au travers des pages de La Mer de la Fertilité ; non point en recherchant qui était Yukio Mishima, mais bien en se questionnant sur l’existence de Kimitake Hiraoka, préfigurant la figure de papier volatile qui a dérobé au reste du monde l’être même, cédant le devant de la scène à l’alias.
Mon ami qui s’intéresse avec une grande déférence à la culture japonaise ainsi qu’à son histoire, m’a convaincu de lire Mishima. C’est pour lui, une forme de passage auquel je devais me plier censément, car pour lui Mishima est le meilleur écrivain japonais du XXème siècle.
Il m’a toutefois mis en garde sur le fait que mes faméliques connaissances sur ce riche pays ne me permettaient pas de saisir l’entièreté des paraboles et autres symboles ponctuant comme des rimes, des stances, ce récit dont je tiens pour assertion qu’il contient tout ce que le célèbre écrivain connaissait de l’existence ; malgré le caractère fortement désincarné des personnages ponctuant cette Mer de la Fertilité. Je m’attacherai en ce texte à ne point traiter de la totalité de la Mer, mais uniquement de son premier tome, Neige de Printemps, 春の雪 (Haru no Yuki) pour les amoureux de la langue maternelle de l’auteur, premier cycle de ce testament de l’artiste qui voyait et voulait cette œuvre littéraire insondable et emprise de sensitivité comme la seule survivance de ce qu’il souhaitait laisser de sa personne au monde.
Ce qui caractérise l'enfer, c'est qu'on y distingue tout.
Neige de Printemps, œuvre rédigée au cours de l’année mille neuf cent soixante-six, nous conte la brève vie du tout jeune Kiyoaki Matsugae, évoluant au beau milieu de l’ère Taishô (l’action débutant en octobre de l’an mille neuf cent douze), et de sa relation passionnée bien que vouée à l’échec avec la fille d’une famille aristocratique tombée dans la déchéance pécuniaire et la perdition de la richesse de son ascendance, plaçant leurs espoirs d’élévation malheureuse dans le mariage de leur enfant avec le fils de l’empereur, héritier du trône au chrysanthème ; en lui allouant tout le fait de leurs espérances de survivance au sein des méandres d’une société nippone en pleine mutation, entre introspection et crainte de sombres augures au lendemain du conflit russo-japonais.
Mais ne vous y méprenez cependant nullement lecteurs, à croire que cette œuvre retracera une illusoire tout autant que simple histoire d’amour teinte par les raies chamarrées de la volupté et de la sensitivité sujettes cependant aux haïssables vicissitudes, car il n’est point question pour Mishima de délivrer une intrigue aussi réduite. Les sentiments se font toile de fond au regard acéré que porte l’écrivain sur sa terre natale, sur l’Humanité ; jugement qui n’est qu’acrimonie, vitupérations et turpitudes pour cet homme empreint de valeurs pourtant malheureusement perdues bien que pouvant paraître arcadiennes pour le lecteur. Car inéluctablement, chaque minutieux choix du terme s’inscrit chez l’auteur dans une dimension des symboliques adamantines, où le hasard n’est point le bienvenu dans son ton aux élans thuriféraires dès qu’est seulement effleurée la délicieuse thématique des temps passés, des glorieuses années où l’honneur méritait son propre culte, et l’estime de ce qui est advenu valait un respect autant compassé qu’adorateur.
Et ces images se rencontrent jusqu’au premier rapport du lecteur avec l’œuvre, qu’est le titre, premier pudique dévoilement d’un propos qui se voudra virulent dans son assuétude à scander des valeurs tendant à disparaître, les années suivant leur irrémédiable cours ; la neige, dotée de cet irréel pouvoir d’occulter momentanément la laideur du quotidien ou du décors grossier, un aspect tragiquement et somme toute transitoire, puisque c’est pour mieux en révéler toute l’hideur lorsque sera venu le temps pour elle de fondre. Quant au printemps, d’aucun ne saurait oublier cette saison des possibles, où l’espoir éclos à la manière de ces repousses encore fébriles dans leur dimension de nouveauté innocente, permettant le renouveau de la beauté, fraîche et vivace comme l’adolescence des deux amans protagonistes du roman qui nous occupe, pures jusqu’à l’arrivée de l’été qui tannera leur peau et brûlera leurs ailes de cire et de duvet clairsemé.
Quoi qu'il en soit de l'au-delà, en ce monde-ci il n'y a que l'accomplissement.
Le propos de Yukio Mishima se veut de sorte intrinsèquement politique, et ces ramifications que sont les aventures de ses personnages adornent le récit, mais ne le servent nullement : de sorte à s’effacer, en laissant entendre à ceux qui d’aventure liraient l’écrivain qu’ils ne sont que des scories servant servilement un discours hautement critique. Ainsi, l’auteur offre la prééminence à ses mécomptes face à un Japon au cœur duquel il se sent étranger, fantôme parmi les ectoplasmes labiles, lardés des flèches pernicieuses de l’influence extérieure, encore perçue par certains comme une souillure pour un pays qui demeura des siècles entiers totalement refermé sur lui-même (plus précisément au cours de la période Edo, courant de mille six cent quarante et un à mille huit cent cinquante-trois), ayant élevé l’autarcie au rang de précellence.
Insidieux, le modernisme est propitiatoire à la déchéance, comme en conclus Kiyoaki lors de ses incessants conflits avec la figure patriarcale de sa maison, hésitante entre la tradition architecturale profondément japonaise et les assauts répétés de l’occidentalisation via la technologie (phonographe, essor d’une certaine forme de presse…) et la décoration rapportée des voyages de ses parents aux Amériques. Les Etats-Unis, considérés comme les rets qui aidèrent à l’iniquité se répandant au Japon dès la fin du deuxième conflit mondial, Mishima modelant ainsi un pont temporel entre son œuvre et son époque.
Car gît et grandit en l’esprit de l’écrivain cette prégnante obsession que tout citoyen japonais se doit de s’inspirer, tout au long des méandres de sa vie quotidienne, de ces valeurs prépotentes que devraient être honneur, dévouement, sacrifice et loyauté ; des termes faisant encore office de tradition au cours de l’ère meiji mais dont la magnificence, par la suite, ne cessa de péricliter au profit du lucre et du stupre apporté « d’ailleurs » par les conflits mondiaux et l’ouverture forcée du Japon voulue par le Commodore Matthew Perry, des évènements que Mishima récuse de tout son être, armé de cette pétulance qui lui est propre dès qu’il en va de la nitescence de sa nation tendant à s’obscurcir d’année en année.
Comme tout un chacun en possède pleine connaissance, Kimitake Hiraoka ira jusqu’à élever comme parangon son ultime vœux, son seppuku qu’il avait déjà préfiguré dans le deuxième cycle de La Mer de la Fertilité : Chevaux Echappés (Honba) en mille neuf cent soixante-dix. Impavide et refoulant tout déshonneur, Mishima s’inscrit ainsi dans la continuité de ses modèles, les samourai ; rendant d’une certaine manière hommage et nombres louanges au légendaire Minamoto No Tametomo, qui fut selon les dires, le premier à avoir commis la toute première éventration après avoir, tout comme l’auteur au centre de notre propos, tenté un coup d’état. En signe de refus de l’infamie, de l’opprobre qui devait suivre son échec, les deux hommes séparés par dix siècles se livrèrent corps et âmes au Kanshi, forme de seppuku pratiqué par les vassaux de shogun, accompagnant de sorte leur critique du gouvernement par leur propre mise à mort. Incessamment, toujours, cette fascination pour une grandeur passée que l’écrivain, opiniâtrement, refusait de voir tomber dans le giron de la mythologie, ou pis, de l’oubli.
Ainsi Yukio Mishima pointait du doigt les sybarites, la souillure de l’acceptation des influences extérieures, préférant se vouer entièrement à une cause (pour lui l’écriture et la restauration de la grandeur passée du Japon et du shogunat, des propos que l’on retrouve encore dans les pages de Chevaux Echappés via le personnage de Isao Iinuma.) illustrée par le lent chemin de croix de Kiyoaki Matsugae affrontant le froid et la neige pendant plusieurs semaines pour tenter de rendre visites à la seule femme qu’il ait aimé et qui fit choix de se retirer dans un monastère (encore une fois ici, le refus du pernicieux extérieur) ; une marche qui le fera tomber gravement malade, et le tuera à tout juste vingt ans. Sourcilleux, Matsugae accomplit dès lors son sacrifice à une cause suprême, une dévotion hantant les rêves de l’auteur.
De fait, il appert que Neige de Printemps n’est autre que la première partie d’un testament en quatre parties, encore une fois un chiffre nullement choisi au hasard, quatre pouvant signifier la mort dans la tradition asiatique, une fin vue comme la quintessence des valeurs de l’écrivain japonais.