Némésis
7.4
Némésis

livre de Philip Roth (2010)

Attention, spoilers :

L'histoire, simple et fluide, est bien contextualisée : en pleine Seconde Guerre mondiale, une épidémie de polio, maladie qui touche principalement les enfants, s'abat sur la région. Bucky Cantor, un jeune homme courageux, sportif, avide d'héroïsme, et cherchant une raison à toute chose, y fera face comme il peut en s'occupant du terrain de jeux du quartier, avant de finalement rejoindre sa fiancée dans un camp de vacances aux allures de paradis, où la maladie viendra hélas avec lui (que ce soit lui qui l'ait amenée ou non). Le récit permet d'aborder des thèmes délicats, tout en mettant en lumière une autre forme de combat mené à cette époque, et ce d'autant plus qu'on sent l'étau se resserrer progressivement autour du personnage principal. Le schéma narratif est également intéressant, puisqu'on comprend au détour d'une page que l'histoire est en fait racontée une trentaine d'années plus tard, par un ancien enfant du terrain de jeux (Arnie Mesnikoff), lui-même victime de polio.


Concrètement, l'ouvrage se divise en deux parties de taille très inégales : la première (de loin la plus conséquente) raconte la vie de Bucky Cantor durant cette épidémie de polio ; la seconde (constituée de quelques pages seulement) correspond à la toute fin de l'histoire, et témoigne de sa vie bien des années après, alors qu'il est rongé par la culpabilité, le remords et la rancœur.


À mes yeux, c'est sur cette seconde partie que le bât blesse : la fin est cohérente par rapport à la narration, mais pas par rapport au caractère du personnage principal. On comprend bien sûr l'intention de l'auteur : montrer comment certains drames, et plus encore la façon dont ils sont perçus par ceux qu'ils touchent, peuvent briser un être. Pour preuve, 3 personnes touchées de façon différente auront des destins distincts : Bucky Cantor (finalement rongé par lui-même), Arnie Mesnikoff (également touché par la polio mais ayant finalement trouvé le bonheur), et Marcia (dont le devenir, qu'on ne connaît pas, peut être vu comme à mi-chemin des deux précédents : il peut être heureux comme malheureux).


Reste que cette fin ne sied pas au personnage principal, pour 3 raisons :

-> D'abord, le jeune homme, devenu infirme, se considère pour cette raison indigne de sa fiancée, alors qu'il aurait sans doute eu une vision radicalement différente des choses si cela avait concerné un de ses jeunes. On peut à la rigueur le comprendre : le jeune homme empreint d'héroïsme estime que repousser sa fiancée pour lui permettre d'avoir une vie meilleure est selon lui sa dernière chance de faire preuve de courage

-> Ensuite, Bucky Cantor se considère comme responsable de la propagation de l'épidémie dans le camp de vacances, alors qu'il avait une position inverse concernant Horace (jeune homme mentalement handicapé et très peu soigneux), qu'il avait défendu. Là encore, on peut à la rigueur le justifier de 2 façons : Horace n'est pas responsable de ses actes (à l'inverse de Bucky) ; et contrairement à lui, Bucky aurait apporté l'épidémie dans un nouvel endroit, jusqu'alors non concerné

-> Surtout, ce qui m'a profondément dérangé est que Bucky reste indéfiniment dans ce lamentable état d'entre-deux : alors qu'il a fait preuve de courage tout au long du récit (y compris en repoussant finalement Marcia), rêvait d'aller combattre en Europe, ne craignait pas d'attraper lui-même la maladie, avait de grandes qualités humaines (compréhension, compassion), et une certaine résistance (due notamment à l'éducation donnée par son grand-père), il se retrouve pendant 30 ans dans une sorte de demi-vie, ayant tout perdu, culpabilisant à n'en plus pouvoir, refusant pour cette raison d'accéder au bonheur (même 30 ans après), et remâchant inlassablement le passé.


D'accord, mais quelle autre(s) fin(s) aurai(ent) été possible(s) alors ?

-> Soit une fin heureuse, avec un Bucky se mariant avec Marcia, acceptant sa condition physique et assumant sa part de responsabilité dans les évènements, sans pour autant être accablé par celle-ci

-> Soit une fin triste, avec un Bucky sans horizon, prisonnier de sa culpabilité, n'acceptant plus de vivre ainsi et mettant donc fin à ses jours (option qu'il indique d'ailleurs avoir envisagé), ce qui correspondrait mieux à sa trempe


In fine, l'histoire suit un même fil, mais en vient à présenter deux personnages, un Bucky jeune, un autre plus âgé, aux caractères globalement antagonistes.

A-Sweet-Tea
7
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le 12 mars 2023

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