Agrégée de lettres classiques et docteur ès lettres, Catherine Salles est professeur émérite de latin et civilisations antiques à l'université Paris X-Nanterre. Elle est l'autrice de nombreux articles et ouvrages consacrés à l'Antiquité, dont Les bas-fonds de l'Antiquité, Lire à Rome, Le grand incendie de Rome, La Rome des Flaviens. Elle fait partie du comité éditorial du magazine Historia.
Si vous prononcez le nom de Néron autour de vous, vous entendrez pratiquement toujours les mêmes réponses : despote, tyran, criminel, assassin, pervers, sadique, monstre, matricide, fou, incendiaire de Rome, mégalomane... Ce portrait à charge, que l'on doit principalement aux historiens Suétone, Tacite et Dion Cassius, a été diffusé et repris à travers les siècles jusqu'à nos jours par le biais d'un nombre impressionnant d'oeuvres, qu'elles soient littéraires, artistiques, historiques, cinématographiques, etc. Comment, tant de siècles plus tard, parvenir à démêler le vrai du faux ?
Ainsi, lorsque cette biographie a été publiée, je me suis dit qu'il était temps pour moi, passionnée d'Antiquité romaine, de faire le point sur le dossier Néron et sa légende noire, et de mettre à jour mes connaissances sur cet empereur si détesté, mais qui m'a toujours intriguée du fait de sa personnalité complexe, tourmentée et extravagante, de sa sensibilité artistique peu commune pour un empereur et de ses antécédents familiaux. Si vous pensez que Néron, cinquième et dernier empereur romain de la dynastie julio-claudienne, n'a été qu'une brute sadique, vous découvrirez en lisant cette biographie que les choses ne sont pas si simples !
En choisissant de découper la vie de Néron en six chapitres chronologiques correspondant à six périodes-clés, Catherine Salles indique ainsi d'emblée que le règne de Néron ne fut pas uniforme, loin de là. Ainsi, après avoir abordé l'environnement familial et son enfance, l'historienne divise le règne de Néron en quatre parties : les débuts prometteurs, les premiers troubles, la démesure et la fin de son règne. L'ensemble s'accompagne de riches annexes : une liste de tous les personnages qui ont côtoyé de près ou de loin Néron, une liste des dieux et des lieux, un lexique, une chronologie et une riche bibliographie. À mon sens, il ne manque qu'une chose : un arbre généalogique. En effet, je ne suis pas certaine que tous les lecteurs connaissent par coeur la généalogie julio-claudienne qui est, il faut l'avouer, un peu complexe !
Son enfance
Né le 15 décembre 37 à Antium, Lucius Domitius Ahenobarbus, plus connu sous le nom de Néron, est le fils de Domitius Ahenobarbus, un homme violent, cruel et arrogant, et d'Agrippine la Jeune, une femme ambitieuse, rusée et dissimulatrice. Élevé par des nourrices et des domestiques – conformément aux habitudes des familles de l'aristocratie romaine –, le jeune Néron grandit dans un environnement instable et inquiétant, favorisant un sentiment d'insécurité et une propension à la peur qui le suivront toute sa vie : privé d'amour maternel et paternel, il évolue au sein d'une cour impériale où règnent les intrigues, le mensonge, l'hypocrisie et la duplicité : complots contre Caligula, exécutions de Livilla, Julie, Messaline et Lollia Paulina, manigances d'Agrippine pour occuper une place de premier plan au sein de la société impériale, assassinat de Claude... Un vrai panier de crabes !
Heureusement, le jeune garçon bénéficie dès sa plus tendre enfance d'une bonne éducation grâce à des professeurs majoritairement grecs, d'où son goût prononcé pour l'hellénisme. Littérature grecque et latine, rhétorique, art de prendre la parole en public, sciences, philosophie... Néron est sans conteste un empereur cultivé, sensible aux arts, qui se considérera avant tout comme un artiste, un chanteur, un citharède, un tragédien ou bien encore un conducteur de chars, cherchant les louanges et les acclamations de son peuple, et c'est bien là le problème, car ce n'est pas cela que l'on attend d'un empereur...
Le quinquennium
Pourtant, le début de son règne – que l'on nomme quinquennium (entre 54 et 59) – se déroule sous les meilleures auspices, grâce à la présence de ses deux conseillers, Burrus et Sénèque, qui épaulent le jeune empereur.
Si, au cours de ces premières années, l'ambitieuse Agrippine la Jeune détient encore dans les faits les rênes du pouvoir, éliminant ceux qui la gênent (Narcisse, Junius Silanus, etc.) et nommant à de hautes fonctions ses protégés (Pallas, Faenius Rufus, Arruntius Stella, etc.), le rapport de force s'inverse petit à petit : l'expérience militaire de Burrus conjuguée au savoir philosophique de Sénèque permettent de venir à bout de la toute-puissance de l'impératrice et d'affirmer le pouvoir et la légitimité de Néron. Sous l'influence bénéfique de ses deux mentors, Néron cherche à établir un Empire modéré, débarrassé des outrances des empereurs précédents et inspiré en grande partie de la politique d'Auguste. Ainsi, tout en prenant des mesures satisfaisantes à toutes les classes sociales et en veillant à soutenir le sénat, Néron met au premier plan le respect des institutions et la moralisation de la vie politique, séparant la maison privée et l'État ; il mène une politique extérieure non offensive et maintient les frontières existantes. Fidèle à la philosophie stoïcienne prônée par Sénèque, Néron fait preuve de clémence et de générosité, le rendant extrêmement populaire auprès du peuple, des sénateurs et des soldats.
Pour résumer, ces premières années correspondent à celles d'un empereur modéré, humain, s'inspirant des instructions de son maître Sénèque : "La clémence est le pouvoir de se maîtriser lorsqu'on a le pouvoir de punir."
Une mère étouffante et ambitieuse
Les choses commencent sérieusement à se gâter lorsque Néron tombe amoureux d'une jeune femme dénommée Claudia Acte, affranchie attachée à la maison d'Octavie. Ne supportant pas que son fils échappe à son emprise, Agrippine la Jeune cherche à le déstabiliser en faisant courir la rumeur selon laquelle elle serait prête à soutenir Britannicus, fils de l'empereur Claude et de Messaline ! Effrayé, Néron tombe dans le piège et, même si un doute persiste, il est très probable que Néron ait ordonné l'assassinat de Britannicus.
Mais Agrippine, bien décidée à frapper fort, ne s'arrête pas là : elle se rapproche d'Octavie, sa bru et soeur de Britannicus ; elle noue des amitiés avec des représentants de grandes familles romaines, des tribuns et des centurions des légions prétoriennes, etc. Néron se met à craindre que sa mère ne soit en train de préparer un coup d'État. Mais Agrippine n'est pas la seule menace : Néron apprend en effet que d'autres complots, vrais ou faux, le visent. Perturbé par toutes ces révélations, l'empereur se sent fragilisé et commence à prendre peur. Pourtant, il parvient dans un premier temps à se maîtriser et se contente de réduire les pouvoirs de sa mère : Agrippine se voit ainsi privée d'un certain nombre de prérogatives et elle doit quitter le palais impérial. Elle entre en quelque sorte en disgrâce. Mise sous surveillance, elle continue pourtant à s'opposer à son fils et la situation empire lorsqu'il noue une relation amoureuse avec Poppée, qui appartient à une famille de la haute aristocratie. C'en est trop, Néron ne supporte plus cette mère jalouse, intrusive et castratrice, qui l'empêche d'exercer pleinement le pouvoir impérial. Il décide alors de se débarrasser d'elle en ordonnant son assassinat en mars 59. La mort d'Agrippine fait ainsi tomber tous les obstacles : Néron est enfin libre, il peut agir à sa guise !
"Elle voulait bien donner l'Empire à son fils, mais elle ne pouvait souffrir qu'il en fût le maître" (Tacite)
Le règne de la démesure (ubris)
C'est, selon Suétone, à partir de ce moment-là que le comportement de Néron bascule irrémédiablement du mauvais côté, il définit même les cinq vices qui le caractérisent : la petulantia (goût de la provocation), la libido (lubricité), la luxuria (goût du luxe), l'avaritia (cupidité) et la crudelitas (cruauté), tout un programme !
Mais c'est en 62 que la situation commence vraiment à dégénérer, après la mort de Burrus et le départ de Sénèque qui, fatigué, préfère se retirer. Ces deux hommes étaient parvenus jusqu'à maintenant à maîtriser le comportement impulsif et anxieux de Néron. Désormais, ce dernier peut laisser libre cours à ses désirs et, encouragé par Tigellin, l'un des nouveaux préfets du prétoire, un ambitieux pervers qui joue sur les peurs constantes de l'empereur, il se débarrasse ainsi de sa femme, Octavie, en juin 62, et de tous ceux qui sont susceptibles de fomenter un complot contre lui. Ces assassinats à répétition ne manquent pas d'inquiéter les plus riches familles de Rome, qui voient certains de leurs membres disparaître au gré des caprices de l'empereur, et de faire naître en leur sein un sentiment de haine à l'encontre de Néron, d'autant que sa politique et son comportement, tel que l'a évoqué Suétone (voir plus haut) commence à heurter le sénat et les classes les plus traditionalistes.
Cette haine trouve son apogée au moment du grand incendie de Rome en juillet 64 lorsque les aristocrates font courir la rumeur que Néron en serait le responsable. Menacé, l'empereur détourne habilement la colère populaire sur les chrétiens qui, par leur impiété, ont provoqué la colère des dieux. Mais il commet dans le même temps une erreur lourde de conséquence : alors que des milliers d'habitants sont plongés dans la misère et la précarité, Néron fait édifier sur les terrains dévastés par le feu un palais incroyable, un chef-d'oeuvre d'inventivité et de beauté, la somptueuse et coûteuse Domus Aurea.
La conjuration de Pison
Si Néron s'est toujours méfié des réactions du peuple, comme en témoigne son attitude lors de l'incendie de Rome, il sous-estime en revanche bien trop celles des classes dirigeantes, qui lui vouent une haine farouche, haine qui va aboutir à la conjuration de Pison en avril 65. Cette conjuration, qui a pour but d'assassiner Néron et de faire acclamer par les prétoriens Pison comme nouveau prince, réunit des hommes issus de différents milieux sociaux (sénateurs, chevaliers, officiers des cohortes prétoriennes, aristocrates, militaires, écrivains...), mais qui partagent la même haine pour cet empereur qui outrage la tradition romaine.
Mais le secret est éventé. Pris de panique en découvrant que certains conspirateurs font partie des plus hautes classes de la société et des cohortes prétoriennes, donc des milieux proches de la cour impériale, Néron réagit de manière démesurée en faisant exécuter une grande partie de l'aristocratie, dont nombre de sénateurs, peu importe qu'ils soient coupables ou innocents. Au terme de cette vague d'exécutions sommaires qui a duré plusieurs mois, pas un Romain n'a été épargné : chaque habitant a au moins perdu un membre de sa famille ou un ami.
La fin du règne
En septembre 66, le complot une fois réprimé dans le sang, Néron décide de partir en Grèce afin de participer à des concours et démontrer ainsi ses talents artistiques au monde entier. Un voyage bien coûteux... En agissant de la sorte, l'empereur rompt ainsi véritablement avec les valeurs romaines et bouleverse l'ordre établi : Néron fait passer son activité d'artiste avant son rôle d'empereur. Pour une grande partie de la société romaine, c'est une véritable provocation, l'outrage de trop. Son absence fait souffler un vent de révolte au sein des armées en Germanie et en Gaule. Alerté par ces complots en germe, Néron finit par rentrer à Rome en mars 68. Mais il est déjà trop tard : excédées par le comportement de leur empereur qui se conduit comme un histrion et par une pression fiscale toujours plus forte pour assouvir ses dépenses somptuaires, la Gaule puis l'Espagne se soulèvent.
Néron découvre alors qu'il n'a pratiquement plus de partisans, à l'exception de quelques affranchis : les sénateurs, les prétoriens, le peuple de Rome, plus personne ne le soutient, même les armées font défection. En manque d'hommes et d'argent pour réprimer cette révolte, il fuit Rome et se réfugie dans la maison de campagne de son affranchi Phaon. Déclaré "ennemi public" par le sénat, Néron se suicide le 11 juin 68 avec l'aide de son affranchi Épaphrodite. Si l'annonce de la mort de Néron a suscité des réactions de joie parmi les sénateurs, les chevaliers et les aristocrates, une partie du peuple ne peut s'empêcher de regretter la mort de cet empereur qui lui a offert distractions et nourriture.
Cette biographie, qui se lit comme un roman, met à plat tous les événements et tous les faits qui ont jalonné la vie de Néron à la lumière des sources lues avec un oeil neuf et critique, le tout remis dans le contexte de l'époque, où, ne l'oublions pas, l'utilisation de la violence était couramment admise pour régler ses différents, et permet ainsi de tordre le cou à certaines idées reçues. Catherine Salles souligne ainsi combien son règne est loin d'avoir été négatif : cultivé, sensible et instruit, Néron a encouragé l'innovation, le développement des arts et de l'artisanat ; il a su préserver la paix aux frontières et au sein de la société... Mais fragile sur le plan psychologique, dominé par une mère autoritaire et manipulatrice, en proie à une peur incontrôlable, Néron est devenu au fil des ans, et surtout à partir du moment où ses deux mentors l'ont quitté, suspicieux, anxieux, inquiet et a fini par perdre le sens des réalités, se rêvant artiste et non plus empereur.
D'une plume fluide, claire, précise et sans complaisance, Catherine Salles nous présente ainsi le portrait objectif et dépoussiéré d'un empereur à la personnalité étonnante, avec ses forces et ses faiblesses, même s'il conserve, et ce pour mon plus grand plaisir, ses zones d'ombre.