Documentaire sur le futur
Les livres de science-fiction ont la désagréable particularité de rapidement se démoder. Pas Neuromancien. C'est un futur crade, sans réelle raison de vivre, sinon la jouissance, rapide et immédiate, sous n'importe quelle forme. Pouvoir, drogues, univers virtuels, sexe, alcool, augmentation humaine... C'est le monde d'aujourd'hui, comme il n'a jamais cessé d'être et comme il ne cesse de devenir. Neuromancien ne sera jamais has-been parce qu'il parle de cette désorientation qui nous prend tous à la gorge, cette envie de s'effondrer qui précède un brusque besoin de s'éclater. Condensé de contre-culture et de spiritualité technologique, le livre de Gibson est encore en avance sur nous, trente ans après sa publication. On appelle ça une oeuvre visionnaire. Un certain public voit les choses autrement et a annoncé, depuis bien longtemps, la mort du cyberpunk. La conviction, sans doute, que le présent a déjà rejoint et épuisé la fiction... Si c'était le cas, pas de Matrix, de Ghost in the Shell, de Deus Ex, ces oeuvres au succès considérable qui répondent, peut-être plus directement que dans n'importe quelle autre tranche de la science-fiction, à nos interrogations actuelles.
Neuromancien est un roman foisonnant, déconcertant. Difficile d'accès, même pour les habitués. Gibson use d'une écriture non-linéaire, équivalent littéraire des textes hyperliens de notre Internet. Certaines informations demeurent longtemps obscures, ne trouvant leurs explications que 50, voire 100 pages plus loin. Pour s'en sortir, on doit maximiser notre capacité de mémorisation, travailler à la déduction, élaborer des théories. L'idée est tout simplement géniale. Mais éreintante. Si Gibson parvient à garder une certaine fluidité dans ses nouvelles (cf. ma critique de "Gravé sur Chrome"), il faut avouer qu'il se (nous) perd quand même pas mal ici. De plus, la poésie de ses histoires courtes est beaucoup moins présente quand il se lance dans le roman. Gibson ne pose plus vraiment son regard mélancolique sur le monde et ses personnages, il n'a plus le temps. Sauf en ce qui concerne le thème de l'amour perdu: c'est une vraie obsession chez lui, à croire qu'il s'est fait plaquer au début des années 80 et qu'il a mis dix ans à s'en remettre. Comme cette petite dépression offre au lecteur quelques-unes des plus belles scènes de contemplation du livre, je ne vais pas me plaindre. Car mis à part ça, tout va très vite. Il faut souvent se relire. L'ellipse est reine. Il faut s'accrocher, s'accrocher... sinon c'est la chute, comme pour Case, anti-héros complètement à côté de la plaque qui parvient petit à petit à se reconstruire, en retrouvant les bribes de son être dans cet océan grouillant d'idées.
Oui, chaque chapitre amène un nouveau concept, une audace technologique qui permet d'explorer de nouveaux horizons, quelque part aux frontières du chamanisme et du psychédélisme. Non, le cyberpunk n'est pas mort et ne mourra jamais. C'est un territoire sans fin où nous pouvons enfin rêver ce qui sera.