Quarante pages. C'est ce qu'il aura fallu à Simone Weil pour enterrer définitivement la question des partis politiques. Quarante pages d'une exigence rare, ciselées à la faucille de la raison pratique et au marteau de la philosophie.
Elle dont la vie force le respect, dont l'engagement permanent ne sembla connaître aucune limite. Elle fut de tous les combats : dans les grèves en France, syndiquée en tant qu'enseignante, travaillant en usine à la chaîne puis comme fraiseur, elle participa à la guerre civile espagnole et pendant la seconde guerre mondiale se trouva auprès de De Gaulle. Elle désirait rejoindre la résistance française en tant qu'infirmière mais la chose fut impossible. Elle mourra de la tuberculose à 34 ans. Une vie de résistance, qui pour elle passait par Dieu, et ce penchant mystique ne dévalorise en rien ses écrits.
On ne peut décemment pas nier l'importance capitale de 1789 dans la constitution de la politique moderne, en tout cas comme scène originelle plus ou moins fantasmée. Les notions de droite et de gauche seraient d'ailleurs issues de cette époque si l'on en croit la "légende". Lors du débat sur le poids de l'autorité royale face au pouvoir de l'assemblée populaire dans la nouvelle constitution, les partisans du roi se placèrent à droite du président de l'assemblée et les opposants, majoritairement les bourgeois qui arriveront au pouvoir, se placèrent à gauche. Alors il n'existait pourtant pas de parti encore constitué mais des clubs dont tout le monde se souvient, jacobin, montagnard, etc... Point de droite ni de gauche pour désigner le mouvement de l'époque. Ces termes sont en fait apparus vers la fin du XIXè dans la politique française, jamais les socialistes d'avant ne se sont désignés comme "de gauche". Fourriéristes, Saint-Simoniens, Guesdistes, ceux-là ne se sont jamais définis autrement que par ces mots. Marx ne faisait pas exception, le communisme n'a jamais été "de gauche". Les royalistes, les libéraux, les conservateurs, même combat. J'anticipe quelque peu sur la suite de l'exposé, vous comprendrez rapidement pourquoi car ces clivages sur les étiquettes sont une part non négligeable du problème à un niveau plus personnel, subjectif, moral.
La pensée de Simone Weil balaye toutes tentatives d'incarcérer la pensée dans des cases. Il n'existe pour elle ni d'idées politiques de droite, ni d'idées politiques de gauche et elle ne mentionne jamais ces notions. Une idée politique est soit bonne, soit mauvaise. Point. Est-elle en concordance avec les idées de vérité, de justice et de bien commun ? Si oui elle mérite d'être examinée et pesée. Dans le cas contraire elle doit être écartée. Elle suivra le même raisonnement dans son réquisitoire contre les partis : sont-ils bons ? Ou ne sont-ils pas plutôt du mal à l'état pur ? Avançons.
C'est d'une part l'héritage de la Terreur, d'autre part l'influence de l'exemple anglais, qui installa les partis dans la vie publique européenne. Le fait qu'ils existent n'est nullement un motif de les conserver. Seul le bien est un motif légitime de conservation. Le mal des partis politiques saute aux yeux. Le problème à examiner, c'est s'il y a en eux un bien qui l'emporte sur le mal et rende ainsi leur existence désirable. S. Weil
Si Simone Weil a suivi avec assiduité les cours philosophiques d'Alain, il ne faut pas oublier qu'elle est une héritière politique de Rousseau. Elle fait sienne la notion de volonté générale développée dans "Le Contrat Social", livre qu'elle considère comme indispensable. En aparté, sachez que Rousseau n'aimait pas le titre de son oeuvre (le terme de "contrat" était une erreur) qu'il jugeait, du reste, à réécrire. La volonté générale diffère de la volonté de tous, elle est composée de la subsomption des désirs particuliers en un désir commun dont le but ne peut être que le bien public. En bon philosophe, Rousseau sépare la raison qui unit les hommes, des passions qui les divisent. Dans le processus de mise en commun des opinions dans un groupe, on peut constater que les paroles se rejoignent par leur aspect raisonnable. Peut-être pourrions-nous faire référence ici à la common decency cher à Orwell ? Je me permets une incise ici pour préciser que le sujet des groupes a été longuement traité par la littérature psychanalytique, elle me paraît manquante dans l'analyse présente et nécessiterait un travail de ma part pour l'y ajouter. En attendant que ceci soit fait je renvoie les intéressés vers l'ouvrage de Freud, Psychologie des masses et analyse du moi ou encore à Wilfred Bion et ses "Recherches sur les petits groupes" qui me paraissent de bonnes entrées en matière. Lecture faite il devient évident de comprendre comment quelques uns manipulent les groupes par le langage pour arriver à leurs fins.
Une nuance :
Le véritable esprit de 1789 consiste à penser, non pas qu'une chose est juste parce que le peuple la veut, mais qu'à certaines conditions le vouloir du peuple a plus de chances qu'aucun autre vouloir d'être conforme à la justice. S. Weil
Quelles sont ces conditions et comment les mettre en pratique ? Voilà un sujet qui nous renverrait indéniablement vers la démocratie athénienne. Ce n'est pas le propos de la philosophe, poursuivons avec elle. Elle y voit deux conditions :
- Si la passion collective l'emporte, la raison est écrasée. Il faut donc se garder du sentimentalisme.
- Il est nécessaire que le peuple puisse exprimer son vouloir dans la vie publique, et non pas dans le choix de personnes le représentant. Encore moins un choix de collectivités irresponsables. La volonté générale ne peut pas être léguée à une quelconque entité. Il en va d'elle comme pour la souveraineté, elle est ou elle n'est pas. La demi-mesure n'existe pas pour ces cas précis. Encore et toujours le problème de la représentation sur lequel Rousseau a écrit de si belles et fortes pages.
Le seul énoncé de ces deux conditions montre que nous n'avons jamais rien connu qui ressemble même de loin à une démocratie. Dans ce que nous nommons de ce nom, jamais le peuple n'a l'occasion ni le moyen d'exprimer un avis sur aucun problème de la vie publique ; et tout ce qui échappe aux intérêts particuliers est livré aux passions collectives, lesquelles sont systématiquement, officiellement encouragées. S. Weil
Selon notre résistante les partis politiques réunissent quelques caractéristiques essentielles :
1) Un parti politique est une machine à fabriquer de la passion collective.
2) Un parti politique est une organisation construite de manière à exercer une pression collective sur la pensée de chacun des êtres humains qui en sont membres.
3) La première fin, et, en dernière analyse, l'unique fin de tout parti politique est sa propre croissance, et cela sans aucune limite.
Ces trois points font que les partis sont totalitaires en germe. Le raisonnement est d'une logique implacable. Un parti ne vise que sa propre expansion, il veut plus d'adhérents, plus de fond, il cherche dans son essence à s'étendre jusqu'à tout englober. Son but est le pouvoir, tous les moyens sont bons pour atteindre cette fin. A-t-on déjà vu un parti avoir trop d'électeurs ? Trop d'argent ? Les scandales sur les financements des campagnes politiques sont bien connus. Je rappelle que les partis font campagne avec de l'argent privé ET avec de l'argent public, celui des contribuables. La règle des 5% aux élections est très pratique pour se renflouer en cas d'échec. Comment penser au bien public lorsque l'on est plus préoccupé par son financement et par ses comptes en banque ?
Aujourd'hui les partis de gouvernement limitent eux-mêmes leur pouvoir avec l'UE et la disparition de la souveraineté. De fait leur impuissance prend de nouvelles formes qu'ils camouflent sous le masque du mouvement médiatique perpétuel : lutte contre le "fascisme" (dont on aimerait bien leur demander une définition, aucun journaliste n'y a pensé curieusement), lutte contre le terrorisme qu'ils financent en feignant de l'ignorer, lutte contre "la haine" et toute la lignée de mots valises que fabriquent des communicants biens entraînés à la manipulation du langage pour attiser les passions. Ils prennent les mots pour des choses qu'ils instrumentalisent à des fins politiques, 1984 d'Orwell l'illustre avec un réalisme sans fard.
La propagande s'exerce sur le public, dans le parti on observe des interdictions de pensées constamment asséné pour ne pas dévier de la ligne. On retrouvera exactement le même phénomène dans les réunions d'entreprises, chacun y travaillant a déjà pu expérimenter cela. Quiconque faisant l'expérience du développement d'une réflexion personnelle se verra bientôt ostracisé, les modes d'exclusions mis en place alors dépendant du spectre politique fantasmé par le parti. Il sera accusé de "faire le jeu de l'ennemi", ou "de brouiller les repères entre droite et gauche". Le comble du comble étant l'accusation de populiste. Il est vrai qu'il ne faudrait pas trop penser aux intérêts du peuple. Ce peuple si embêtant qu'il ne vote pas comme on le lui dit, le Brexit en est un bel exemple. Avez-vous vu passer la réaction de Ségolène Royal sur le même type de référendum en France ?
Les membres d'un parti ne savent même pas pourquoi ils adhèrent à ce parti plutôt qu'à un autre et s'ils l'argumentent ce ne sont, la plupart du temps, que des préjugés qui les guident. Le travail intellectuel est aux abonnés absents. Vous en aurez une belle idée avec cette campagne lancé par le parti socialiste en 2014. Ne sentez-vous pas tout ces mots creux qui s’alignent les uns après les autres ? Est-ce ça être socialiste ?
Ils suivent donc ce que le parti leur impose et ne peuvent dire ce que leur vérité profonde exige d'eux sous peine d'être mis à l'écart du groupe. De là ils ne peuvent que se mentir en leur for intérieur. S'illusionnant ils illusionnent aussi le peuple. Quelqu'un faisant le chemin vers l'adhésion à un parti ne peut connaître les positions de celui-ci sur tous les sujets, se faisant il découvrira par la suite ces positions et ne pourra faire autrement que de les intégrer. L'individu ne peut pas se diluer dans les cases préfabriquées du parti. Sur tel sujet il sera en accord avec tel parti, sur tel autre et bien un autre parti remportera son adhésion. Dès lors comment concilier ces ambitions contraires ? Dans le cadre d'un parti c'est impossible. Les divergences de point de vue au sein d'un parti ne sont qu'une illusion, au final une seule ligne l'emportera et c'est à celle-ci qu'il faudra se soumettre. L'individu se trouve donc tirailler entre sa vérité et celle qu'on cherche à lui imposer, combien de temps tiendra-t-il sous la pression ?
Quand il y a des partis dans un pays, il en résulte tôt ou tard un état de fait tel qu'il est impossible d'intervenir efficacement dans les affaires publiques sans entrer dans un parti et jouer le jeu. Quiconque s'intéresse à la chose publique désire s'y intéresser efficacement. Ainsi ceux qui inclinent au souci du bien public, ou renoncent à y penser et se tournent vers autre chose, ou passent par le laminoir des partis. [...] Les partis sont un merveilleux mécanisme, par la vertu duquel, dans toute l'étendue d'un pays, pas un esprit ne donne son attention à l'effort de discerner dans les affaires publiques, le bien, la justice, la vérité. S. Weil
La focale est pointée sur des guerres entre partis et au sein des partis, laissant ainsi de côté la vérité qui n'a que faire des fausses oppositions. La philosophe insiste sur un fait primordial : il n'y a rien de plus aisé que d'abdiquer de penser.
Comment adhérer à des affirmations qu'on ne connaît pas ? Il suffit de se soumettre inconditionnellement à l'autorité d'où elles émanent. S. Weil
Soumission, démission de la pensée et acceptation de la facilité.
La haine de classe fonctionne ainsi, se parant des oripeaux de la bienséance et de la dignité on soumet le pauvre, le "sans-dents" à un dictât. Mais c'est au pauvre de se remettre en cause, il est possible d'échapper à la propagande aussi infime la marge de manœuvre soit-elle.
Il me revient une anecdote de Pierre Legendre sur ce sujet. Dans sa Normandie natale il avait retrouvé des assiettes de propagande républicaine anti-Napoléon III. La scène peinte dans l'assiette est la suivante : un paysan demande respectueusement à son député habillé en bourgeois : "Pardon, M'sieu l'Député, kék ça veut dire référendum ?" Le député lui répond : "Mon ami, c'est un mot latin qui veut dire "oui" !"
Simone Weil toujours :
Le mobile de la pensée n'est plus le désir inconditionné, non défini, de la vérité, mais le désir de la conformité avec un enseignement établi d'avance. S. Weil
Et enfin :
Mais en fait, sauf exception très rares, un homme qui entre dans un parti adopte docilement l'attitude d'esprit qu'il exprimera plus tard par les mots : "Comme monarchiste, comme socialiste, je pense que..." C'est tellement confortable ! Car c'est ne pas penser. Il n'y a rien de plus confortable que de ne pas penser. S. Weil
Vivre c'est résister. Ce texte est un appel à résister sous les formes que chacun pourra définir selon sa réflexion. Mais cette réflexion il faudra bien, un jour ou l'autre, la mettre à l'épreuve de la parole dans des réunions, des lieux qui tiendront place à un échange entre les personnes. Peut-être en existe-t-il déjà autour de nous ? Il n'y a de politique que la parole, la parole vrai qui s'exprime dans une adresse à l'autre. Il est évident à la lumière de ce texte que nous n'avons rien à attendre des partis politiques si nous voulons changer les conditions concrètes de nos vies.
Pour terminer une citation d'Alain, un des maîtres de Simone Veil :
Car enfin le trait le plus visible dans l'homme juste est de ne point vouloir du tout gouverner les autres, et de se gouverner seulement lui-même. Cela décide tout. Autant dire que les pires gouverneront.