Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2018/09/notes-de-hiroshima-de-kenzaburo-oe.html


En 1963, le futur prix Nobel de Littérature Ôe Kenzaburô n’est âgé que de 28 ans – pourtant, il est déjà un écrivain reconnu, récompensé par le prix Akutagawa cinq ans plus tôt ! Sur le plan personnel, toutefois, il est alors dans une mauvaise passe – notamment du fait de la naissance de son fils Hikari, lourdement handicapé, et dont les chances de survie paraissent très faibles. C’est dans ce contexte difficile qu’il se voit confier par une revue la tâche de couvrir la neuvième Conférence mondiale contre les armes nucléaires, à Hiroshima – la ville ravagée par le premier bombardement atomique de l’histoire de l’humanité, dix-huit ans seulement auparavant. Le romancier se fera journaliste – et connaîtra là-bas une expérience tenant presque de la révélation religieuse, et qu’il sera amené à reporter sur le tragique cas de son frêle enfant.


Ces deux événements conjoints décident en effet pour une large part de la carrière ultérieure de l’auteur – qui mettra sans cesse en scène un père confronté au handicap de son enfant, tout en éclairant cette relation au prisme d’une éthique supérieure que l’auteur a décelé dans la vie même des hibakusha, les victimes irradiées du bombardement atomique. Mais, au-delà de la seule littérature de fiction, les voyages accomplis par l’auteur à Hiroshima entre 1963 et 1965 (il y en aura bien d’autres par la suite) décident également de son engagement militant : il a trouvé, dans le sort des hibakusha, une cause qu’il fait dès lors sienne, et qui s’étendra progressivement – contre les armes atomiques, contre la guerre, contre le nucléaire civil, contre le révisionnisme, etc. Les Notes de Hiroshima, qui compilent les sept reportages rédigés entre 1963 et 1965, agrémentés d’une introduction et d’une conclusion, sont dès lors un titre crucial dans la bibliographie de l’auteur : le reportage « de commande » est tôt devenu passionnel, vibrant, et le lecteur le ressent dans sa chair, comme sans doute l’auteur lui-même ; la communication de cette puissante émotion n'est pas le moindre atout de ce livre étonnant.


Le reportage initial, en août 1963, est pourtant passablement désolant. Le tableau dressé par Ôe Kenzaburô est même parfaitement navrant – et hélas pas si surprenant ? C’est que la Conférence mondiale, qui a lieu tandis que se négocie un traité de désarmement partiel qui accroît en fait les tensions idéologiques, est aussitôt victime de dissensions – avant même son ouverture officielle ! En effet, les « socialistes » (entendre les pro-soviétiques) et les « communistes » (entendre les pro-Chinois) ne peuvent pas se blairer et se foutent sans cesse sur la gueule ; l'autre grande faction présente à la conférence est syndicaliste, et plus indécise (les conservateurs, à l’initiative du PLD, ont leur propre organisme, absent de la Conférence). Mais ces trois sous-groupes sont semble-t-il d’accord sur un point : ils considèrent que, le pire du pire, ce sont les syndicats étudiants... Et j'ai l'impression que le jeune auteur est plutôt de leur bord (sans surprise ?). Quoi qu'il en soit, ces petits cons n'étaient pas prévus au programme, mais improvisent pourtant une intervention sur le vif – alors les « communistes » font appel à la police, laquelle charge les jeunots en train de chanter L'Internationale… Par la suite, pendant des décennies, les factions antagonistes ne se réuniront plus – chacune tenant son propre événement, dans des villes et à des dates différentes. Oui, le tableau est navrant – cocasse à sa manière, mais navrant.


Mais Ôe Kenzaburô remarque que tout ceci ne prend nullement en compte les victimes du bombardement atomique, les hibakusha. Le jeune auteur a la conviction qu’ils devraient être au centre des événements, mais, dans les faits, on les ignore largement – par pudeur, par lâcheté, par mesquinerie ? L’intérêt politique seul domine, au prisme des seuls clivages idéologiques, où la mauvaise foi le dispute au fanatisme. Or les irradiés, en 1963, sont là (encore… certains d'entre eux...), sous les yeux mêmes des ardents délégués, qui ne les voient pas car, sans doute, à la vérité ils s'en moquent. Mais Ôe Kenzaburô revient à Hiroshima un an après le fiasco de la Conférence mondiale, dans l’idée de donner la parole aux victimes de la bombe ; les six mois suivants correspondront à autant de voyages et de reportages, qui déboucheront sur la publication de ces Notes de Hiroshima en 1965.


Mais Ôe Kenzaburô comprend vite que faire parler les hibakusha, même avec les meilleures intentions du monde, que sont assurément les siennes, n’est pas sans soulever quelques difficultés. De fait, pour reprendre la formule, les atomisés « sont écartelés entre le "devoir de mémoire" et le "droit de se taire" ». Ces deux tendances antagonistes sont au cœur même de la question des hibakusha. Aussi ne peut-on se contenter, quand on est un étranger à Hiroshima tel l'auteur, de débouler dans la ville avec ses gros sabots – fleur au fusil, mais fusil justement. Les bonnes intentions, comprend l’auteur, peuvent se montrer aussi agressives que les coupables maladresses de ceux qui ne perçoivent pas bien toute la portée du problème – ainsi du cas rappelé, à plusieurs reprises, de ce journaliste qui, en reportage à Hiroshima, demandait aux hibakusha ce qu’ils pensaient de son plan génial consistant à lancer deux ou trois bombes atomiques en Corée pour régler le problème…


C’est que, Ôe Kenzaburô en est convaincu, quand on n’est pas un hibakusha, on ne perçoit pas bien l’ampleur du drame qui s’est joué le 6 août 1945 à Hiroshima. Rapidement après l’explosion de Little Boy, le nom de la ville est connu dans le monde entier, et dès lors irrémédiablement associé à la bombe atomique. Mais, aux yeux de l’auteur, on n’évoquait en fait de la sorte que la puissance incroyable de l’arme nucléaire – pas la tragique réalité des malheurs qu’elle avait provoqués ; or c’est bien de cela qu’il faut parler. Il faut parler des victimes de Hiroshima comme on parle des victimes d’Auschwitz (sans qu’il s’agisse de faire la course entre les deux cauchemars, espérons-le) : et, à en croire Ôe Kenzaburô, ce n’est tout simplement pas le cas au milieu des années 1960.


Pour cela, il ne faut pas seulement parler des victimes, mais parler avec elles, et leur laisser la parole – si elles le souhaitent, donc. Or la censure américaine pendant l’occupation, puis la pudibonderie intéressée des autorités japonaises ensuite, ont instauré une chape de plomb sur les événements de Hiroshima – parler de tout cela était difficile, sinon impossible. Exceptionnellement, un Hara Tamiki (voyez Hiroshima, fleurs d’été) avait pu s’exprimer, mais la « littérature de la bombe atomique » (genbaku bungaku) des premiers temps rencontrait bien des difficultés avant publication – la mairie même de Hiroshima, sous la pression des politiques, soucieux de ne pas déplaire à l'ami américain, avait dû renoncer à faire paraître un éloquent recueil de témoignages. Cette censure plus ou moins franche, un journaliste du nom de Kanai la subissait de plein fouet, et il s’était dédié à la dénoncer. C’est un des « héros » de ce livre, d'autant que son activisme dépassait le seul champ journalistique.


L’autre héros, plus marquant encore, est le Dr Shigetô, irradié lui-même, et qui mène les opérations au sein de « l’hôpital de la bombe atomique » à Hiroshima ; lui et ses collègues mènent les premières recherches sur les séquelles du bombardement atomique – et notamment sur les très nombreux cas de leucémie qui ont suivi, dans un contexte de totale ignorance, ou presque, quant aux effets de l’irradiation. Au-delà des soins apportés aux victimes – il en meurt toujours plus, des hibakusha à proprement parler, mais aussi leurs enfants, pas encore nés le 6 août 1945, et c’est bien là le plus terrible dans cette histoire (Ôe Kenzaburô conclut son essai en mentionnant les récits de science-fiction apocalyptiques où la génétique même des hommes est bouleversée par l’holocauste nucléaire) –, au-delà des seuls soins, donc, l’approche scientifique du problème implique de se livrer à des études statistiques, rendues compliquées par le manque d’implication des autorités ; d’autant qu’elles semblent ne pas « comprendre » que le problème dépasse les seules villes de Hiroshima et Nagasaki : les hibakusha ont pu bouger après le drame – ils sont nombreux à avoir gagné Tôkyô, Ôsaka, que sais-je, et, dans ces villes, on ne sait rien du mal des atomisés, on ne le prend pas en compte car on ne sait tout simplement pas de quoi il s’agit ! Il n'y a en effet aucune communication ou presque à cet égard dans la communauté médicale, les articles sont rares, et l'administration plus que frileuse... La situation est encore pire à Okinawa : les Ryûkyû sont toujours sous le contrôle des Américains à cette époque… Et lesdits Américains, à Hiroshima même, ont certes mené des études sur les effets de l’irradiation, avec une institution dédiée, mais à relativement court terme, et dans une perspective purement « documentaire », disons, détachée de tout soin. Les hommes tels que Kanai ou Shigetô se battent sur tous ces fronts – pour comprendre, pour informer, pour traiter, pour prévenir.


Cependant, si l’admiration de l’auteur pour ces deux hommes et quelques autres vibre dans ces pages, la révélation peu ou prou mystique de Ôe à Hiroshima est d’un autre ordre – c’est au contact des autres hibakusha, les plus ou moins anonymes, qu’elle s’accomplit. Les femmes défigurées par les chéloïdes qui tiennent la revue Hiroshima no kawa, par exemple... Ce vieil homme alité dans son hôpital, mais qui sort brièvement pour bénir la Conférence mondiale contre les armes nucléaires – en laquelle il voudra croire jusqu’au bout... Ce jeune homme qui, malgré la leucémie, travaille comme un fou, avec une application presque maniaque – mais qui épouse aussi une jeune femme, tous deux sachant qu’il ne fera pas long feu…


De fait, la veuve se suicide rapidement après le décès prévisible de son époux. Dans un autre lit de l’hôpital, il y a cet autre vieil homme qui a multiplié les tentatives, échouant toujours et, bougon, contraint d’attendre que la maladie l’emporte. La question du suicide s’immisce dans le drame de Hiroshima – inévitablement. Et pas seulement, supposé-je, en raison d’une morbidité censément particulière à la culture japonaise (je vous renvoie à La Mort volontaire au Japon, de Maurice Pinguet), même si Ôe Kenzaburô note qu’il est heureux, si l’on ose dire, que Hiroshima ne soit pas une ville de culture chrétienne – vilipendant le suicide comme une atteinte inqualifiable aux droits du créateur… Les hibakusha ont le droit de partir comme ils le souhaitent. Mais ce n’est pas seulement cela, donc – peut-être sa connaissance de la littérature française contemporaine et de la philosophie notamment existentialiste a-t-elle joué ? Je ne m’y connais guère pour ma part, et dis donc peut-être des bêtises, mais, à la lecture de certains passages de ces Notes de Hiroshima, j’ai pensé, du moins, aux mots de Camus dans Le Mythe de Sisyphe : « Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux : c'est le suicide. » Et il s’agit bien, pour Ôe Kenzaburô, d’un problème philosophique – et à dimension morale. Car l'auteur, sans condamner le moins du monde ceux qui se suicident (et il rapporte avec émotion et compassion bien des cas, on l’a vu), voue une profonde admiration à « ceux qui ne capitulent jamais ».


Son expérience de Hiroshima le bouleverse dans ses conceptions morales – et il écrit pour partie au moins dans l’espoir que d’autres vivent à sa suite la même expérience. C’est qu’il a trouvé, en la personne des hibakusha, l’archétype même de la « dignité humaine » ; par surprise – il n’est pas dit qu’il croyait auparavant qu’une telle chose puisse exister. Mais oui : les irradiés sont l’humanité dans ce qu’elle a de plus « authentique », un qualificatif qui revient souvent – notamment, mais pas seulement, pour désigner l’excellent Dr Shigetô. Leur souffrance, et la variété de leurs réponses à cette souffrance, sont autant d’exemples à bien appréhender – c’est dans leur abnégation que l’auteur croit reconnaître ce qui devrait, à ses yeux, constituer, s’il en faut une, l’essence même du Japon. La communication de leur expérience n’en est que plus salutaire – et Ôe Kenzaburô est d’autant plus disposé à répandre l’évangile muet des irradiés que ces échanges avec autant de morts en sursis (une humanité au carré, sous cet angle ?) ont rejailli sur sa situation personnelle : le rapport à Hikari, l’enfant handicapé, et qui ne survivra probablement pas…


(Non seulement il survivra – il est toujours vivant à ce jour –, mais il deviendra un compositeur apprécié.)


On adhérera, ou pas, à ce discours. Pour ma part, il est bien des points, dans l’argumentaire d’Ôe Kenzaburô, qui me laissent au mieux sceptique – peut-être en partie parce que je n’ai pas un Hikari sous les yeux, certes. Je n’ai en tout cas pas fait d’expérience m’amenant à appréhender de la sorte la dignité humaine – et n’attache pas de plus-value éthique à l’abnégation de « ceux qui ne capitulent jamais » ; quand le discours de l’auteur verse un tantinet dans l’essentialisme, même connoté positivement, je ne peux tout simplement pas le suivre – et son insistance sur le caractère « unique » et pire que tout du drame de Hiroshima ne me convainc pas toujours, a fortiori quand l’auteur met Auschwitz dans la balance.


Cependant, tout cela n’est absolument d’aucune importance – car cela ne m’empêche pas de saisir combien Notes de Hiroshima est un grand livre, et un beau livre. Il est ici un point sur lequel je me dois d’insister : à la lecture de ce seul compte rendu malhabile, on pourrait croire que la philosophie de l’auteur mériterait bien des guillemets – qu’elle ne serait finalement qu’un énième et fade avatar de tant de « perles de sagesse » à dix balles, comme en commettent tant de pseudo-sages pseudo-littérateurs, les Paulo Coehlo, les Bernard Werber, les Pierre Rabhi dans un autre registre, tous les tâcherons du « développement personnel » et j’en passe. Rien de plus faux : la réflexion d’Ôe Kenzaburô dans ce livre est bien autrement subtile, d’une manière que je ne saurais tout simplement pas rendre dans pareil compte rendu de lecture.


Mais il est un autre élément à prendre en compte, crucial à mes yeux : Notes de Hiroshima est un grand livre au plan littéraire – il est bien l’œuvre d’un grand écrivain. Dans la forme comme dans le fond, ce livre vibre d’une passion de tous les instants – l’émotion résonne dans le style, et l’ensemble émeut profondément ; non pas sur le mode d’un pathos presse-bouton (le sujet même n’était pas sans risque à cet égard), mais avec une sincérité parfaite et admirable. J’y ai trouvé, alors que je ne m’y attendais pas vraiment, la valeur proprement littéraire qui m’avait échappé, récemment, dans Hiroshima, fleurs d’été de Hara Tamiki.


Notes de Hiroshima est un très beau livre – plus subtil qu’il n’en a l’air, et puissamment émouvant. Sous le reportage journalistique perce l’expérience philosophique qui décide d’une carrière, et d’une vie familiale. Un ouvrage très touchant, et probablement crucial dans la bibliographie du jeune alors Ôe Kenzaburô, bien loin de deviner sans doute qu’il serait un jour le second prix Nobel de Littérature japonais – or les Notes de Hiroshima ont probablement leur part dans cette prestigieuse récompense.

Nébal
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le 6 sept. 2018

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