Bien éclipsé par Huxley et Orwell aux yeux de la postérité (en admettant que la postérité ait des yeux), Zamiatine mérite qu'on lui rende la place qui lui est due : celle d'un véritable défricheur de sens (en 1921, il avait tout compris aux utopies totalitaires ; plus de 100 ans après, sa leçon peut s'appliquer sans trop forcer le trait à notre époque où règnent les systèmes d'informations). Ce qu'on perd en densité romanesque par rapport aux susnommés Huxley et Orwell, on le gagne en complexité du drame humain et en puissance onirique. Je veux dire par là que "Nous" est surtout focalisé sur l'évolution intérieure, le conflit intime de son narrateur, ses illuminations et ses chutes, et que si c'est parfois un peu répétitif, il y a des passages qui décapent.
La présente traduction a le mérite de vouloir restituer l'écriture moderniste de Zamiatine. Peut-elle en fait-elle un peu trop dans le genre impossible-fidélité-au-Texte, au risque de heurter le lecteur finalement beaucoup plus routinier d'aujourd'hui ? Je ne peux en juger, ne connaissant pas le russe... Quoi qu'il en soit, l'expérience de lecture est totale et vaut qu'on s'y consacre.