Lorsqu'en 1689 paraît l'Essai sur l'entendement humain de l'empiriste anglais John Locke, la diffusion, la réédition et donc la célébrité de l'ouvrage est presque instantanée en Europe. Ce bon Gottfried, qui vient de publier en latin deux essais scientifiques, entend bien évidemment parler de cet anglais qui, dit-on, aurait écrit un livre philosophique tout à fait nouveau. Autant vous dire que quand un intellectuel allemand apprend qu'un intellectuel anglais a écrit en philosophie, le doute sur la qualité de l'oeuvre est immédiat, mais la curiosité de Leibniz est piquée au vif, notamment par le rapide succès et la vaste diffusion de l'Essai. Cependant, Leibniz rencontre un problème : il lit très mal l'anglais ; c'est donc en 1700, lors de sa traduction en français, qu'il va vraiment pouvoir se pencher sur l'oeuvre en question. On pourrait penser que la traduction française est de l'ordre de l'anecdote ; or, à l'époque, la langue européenne de l'aristocratie passe par le français, et une traduction française assure la diffusion de l'oeuvre dans les sphères aristocratiques, ce qui fait de l'Essai un livre largement lu et apprécié, ce qui force Leibniz à s'y pencher.
Très rapidement, l'allemand répond à l'anglais, en une série de remarques précises et documentées sur les points les plus litigieux à ses yeux de l'ouvrage. Locke, qui ne peut pas ignorer ces remarques venant de l'un des esprits les plus brillants du siècle, ne daigne pourtant pas y répondre. Étonné, mais surtout blessé dans son orgueil quelque peu démesuré, Leibniz ne lâche pas l'affaire, et décide de rédiger un Nouvel Essai en dialogue, où Philalèthe représentera Locke et où Théophile défendra les positions leibniziennes. L'ouvrage est terminé ou presque en 1704, mais Leibniz ne le publie pas, pour une raison qui s'explique encore par l'orgueil : Locke meurt en octobre de la même année, il ne sera donc pas capable de répondre au génie allemand. Tout au long de sa vie, Leibniz va raturer, remanier, réécrire certains passages des Nouveaux Essais, qui ne seront publiés que cinquante ans après sa mort.
Mathématicien averti, compulsif du détail et de la perfection, Leibniz semble réfuter point par point l'argumentation lockienne, qui est bien souvent une simple copie de l'Essai de l'anglais. Les réponses du personnage qui masque Leibniz sont de ferventes envolées sur la défense du concept de substance par exemple, qui serait trop long et ennuyeux à expliquer ici en détails. Je vais plutôt tenter à présent de souligner tout l'intérêt de ces Nouveaux Essais. Le premier intérêt réside dans la qualité de la réponse de Leibniz, qui cristallise une querelle intellectuelle majeure de son temps. Pour faire court, les empiristes anglais défendent une vision du monde que les rationalistes français et allemands réfutent et combattent farouchement (pour faire court et très schématique). Clair, précis, très lisible bien que parfois technique, cet oeuvre philosophique est un pilier de l'évolution de la philosophie. Mais le plus intéressant n'est pas dans ce que je viens de dire et n'est pas dans les résumés classiques de l'oeuvre.
On l'ignore bien (trop) souvent, mais le métier premier de Leibniz n'était ni philosophe, ni physicien, ni mathématicien, ni linguiste, ni historien, ni juriste, métiers qui font pourtant parties de ses ''passe-temps". Le métier principal et essentiel pour comprendre ce personnage est la diplomatie. D'abord envoyé par une puissante principauté allemande à Paris, pour tenter de négocier avec Louis XIV, afin que le Roi-Soleil porte ses conquêtes vers l'Egypte plutôt que vers le Saint-Empire. La raison est évidente : si la France parvient à conquérir le Saint-Empire, elle assoira une domination presque totale sur l'Europe chrétienne. Cette mission, bien qu'un échec, ne décourage en rien Leibniz, qui, quelques années plus tard, va être envoyé par sa nouvelle famille protectrice, les Brunswick en Angleterre, pour s'assurer qu'un Brunswick s'assoie sur le trône. La mission est un succès : Georges Ier est couronné roi d'Angleterre le 1er août 1714. Leibniz est persuadé de sa réussite, il va enfin devenir le conseiller d'une des monarchies les plus puissantes d'Europe. Mais son orgueil le conduit à faire une erreur, une erreur de fierté qui va causer sa perte. Cette erreur, c'est la querelle sur la paternité du calcul infinitésimal, qu'il prétend avoir découvert avant Newton. Sauf que Newton est anglais. Le nouveau roi britannique remercie donc Leibniz qui est renvoyé sur le continent. Même s'il ne se remettra jamais de l'échec de sa vie, Leibniz ne perd pas son intérêt pour la diplomatie et développe une correspondance avec les jésuites installés en Chine, afin de mieux comprendre le système de calcul de Boole. Je m'arrête là dans cette trop longue digression en précisant que suite à cette correspondance, Leibniz mettra en place le premier calcul binaire, qui permettra, 200 ans plus tard, de développer l'informatique.
Cet intérêt crucial pour la diplomatie nous donne un prisme de lecture tout à fait différent des Nouveaux Essais, qui revêtent de ce fait un tout nouvel enjeu, bien plus intéressant. Les réponses que Leibniz construit à l'attention de Locke ne sont pas régulière et d'égale valeur : à maintes reprises, ce bon Gottfried n'hésite pas à répondre en trois lignes qu'il est parfaitement d'accord avec ce qui vient d'être dit. Mais plus pernicieusement, à chaque réfutation majeure de Locke, la réponse leibnizienne débute toujours par une affirmation de la grandeur du raisonnement de l'anglais, alors qu'en réalité, Leibniz va montrer cinq lignes plus bas que ce raisonnement est tout à fait fallacieux et inutile. La patte du diplomate irrigue les réponses de Leibniz pour mieux masquer la violence des réfutations qu'il formule. Leibniz est un génie, à n'en pas douter, et on comprend mieux, la remarque énigmatique de Locke dans une lettre à un ami du 10 avril 1697 : "... les grands hommes eux-mêmes ne peuvent se rendre maîtres de certains sujets sans beaucoup de réflexion, et que les esprits les plus larges n'ont que d'étroits gosiers." On pourra le présenter de la manière que l'on souhaite ; pour moi, Locke a tout fait pour éviter la confrontation directe avec le monstre à penser allemand, qui, sans nul doute possible, surpassait de beaucoup la plupart des intellectuels de son époque, tant dans la vivacité de la pensée que dans l'incommensurabilité de son orgueil.