La mémoire est le terrain de jeu préféré du belge Paul Verhaegen. Dédales, culs de sac, fausses pistes : ce chercheur en psychologie cognitive à New York en a exploré tous les recoins. Il a même développé une théorie à ce sujet qui apparaît aux deux-tiers de son époustouflant roman polyphonique Oméga mineur : « La mémoire est littérature ». Si, si.
Reprenons. Le XXème siècle a été cannibalisé par les auteurs. Il a été tiré, déformé, recomposé par ses écrits. De Primo Levi à Jonathan Littell en passant par Jorge Semprun, la chair à récits a été consciencieusement digérée. L'Histoire est devenue histoire, passée à la moulinette de nos mémoires défaillantes. Chacun, à partir de ses lectures, de détails retenus ou oubliés a composé un puzzle : sa Shoah. Pour ceux qui n'ont pas vécu le génocide, il a fallu l'imaginer.
Verhaeghen, né en 1965, écrit ici son XXème. Celui de la nuit de cristal, d'Auschwitz, de la bombe H et de la chute du mur. Notre XXème siècle donc, composé de multiples histoires parallèles habilement enchâssées, façon pyrotechnie Pynchonienne. Nous sommes à Potsdam (ex RDA) en 1995. Paul, étudiant, s'est gentiment fait tabasser par des néo-nazis. Il rencontre Jozef, rescapé des camps qui va lui raconter sa vie. Goldfard, lui, est prix Nobel de physique et professeur à l'université. Pendant la guerre il a participé au programme de fabrication de la bombe atomique. A l'ombre de ces trois hommes se trame quelque chose... (Et si l'Histoire n'avait pas dit son dernier mot ?)
Traduit par Claro, Verhaeghen a conscience de passer après Auschwitz. Après Grossman. Après Harendt. C'est sa force. Il joue avec brio de ce présumé désavantage pour évoluer sur un autre tableau, utilisant la mémoire bien sûr. Ce que ses personnages ont refoulé, ce qui ressurgit, notre propre connaissance du sujet aussi, toujours la mémoire, cette étrange pâte à modeler. Sur un terrain archi-balisé, il parvient à injecter de la fiction là où l'imaginaire semble devoir s'éteindre. Les scènes les plus convenues sur la montée du fascisme deviennent les composantes d'un incroyable polar. Et de conclure, « seule la mémoire (et donc la littérature) a raison ». On ferme ce livre colossal en cochant sa check-list : roman de l'année, ça, c'est fait.