Sans vouloir inverser les rôles de dominants et de dominés, il est toujours un peu délicat de parler de féminisme lorsque l’on est un homme.
On peut être critiqué lorsqu’on ne s’y intéresse pas ou lorsqu’on le dénigre, tout comme on peut l’être lorsque l’on s’y intéresse. En effet, comme l’écrit Daisy Letourneur, le féminisme peut être un sacré moyen de draguer (c’est aussi ce qu’avançait Bertrand Usclat dans cette vidéo qui m’avait sacrément fait marrer à l’époque : https://www.youtube.com/watch?v=g-AAr5Mqi1s). En effet, un homme, en tant qu’homme, n’aura pas la même sensibilité qu’une femme, en tant que femme, et à ce titre, peut être moins légitime à parler des femmes.
Mais vu que d’une part, je suis assez sceptique quant à l’efficacité à long terme de la drague féministe (et de la drague tout court, pour ainsi dire), et vu que de l’autre, ce livre, écrit par une femme se répand sans retenue sur les hommes 200 pages durant, je vais me permettre de poster cette critique.
La question féministe m’intéresse, parce que je la trouve, en elle-même, intéressante. Le livre de Letourneur m’a fait cogiter. J’ai envie d’écrire dessus pour essayer de poser des mots sur mon ressenti. Je vais donc le faire ; après tout, je pense qu’il faut parfois savoir en revenir à des affects simples
Invaincue, je ne sais pas, mais puissance des femmes, sans nul doute
Après avoir effectué un service civique « cinéma et citoyenneté », j’ai suivi un cursus de lettres à l’université ; les thèmes et écrits féministes me sont donc (relativement) familiers. Et parmi les livres récents sur le sujet, celui-ci, à mon sens, est plutôt dans le dessus du panier.
Tout d’abord, il est agréable à lire. Les paragraphes sont courts, la langue, drôle et simple, sait vulgariser théories et concepts avec pédagogie, les chapitres sont clairs et organisés de façon intelligente. En plus, ces derniers s’achèvent toujours sur quelques ouvrages permettant d’approfondir ce qu’ils exposent avec brio. Le tout est fort bien sourcé, jongle parfois avec un peu de philosophie et de psychologie, mentionne aussi les questions de races et de classes, sans jamais devenir rasoir ou confus.
Ensuite, l’autrice connaît et maîtrise bien son sujet principal, à savoir, la masculinité toxique. Entre la description des « incels », passant de la « redpill » à la « blackpill », celle des multiples excuses masculines bonnes pour éviter une tâche domestique, ou encore celle des multiples formes que peut prendre un ancestral concours de bites… non contentes de ne jamais tomber dans l’homme de paille grossier (certes, quelques blagues exagèrent le trait, mais en plus d’être souvent drôles, leur exagération permet de mieux représenter une réalité) les critiques de Letourneur sont assez fines. Et pour cause, ayant été elle-même un homme, l’essayiste sait de quoi elle parle. Les passages où elle évoque sa vie personnelle sont un autre point fort du roman : non seulement ils sont touchants, mais ils donnent une assise concrète à ses propos
Enfin et peut-être surtout, les dessins sont très bons. Je les avais tous regardés en feuilletant le livre, avant de lire le reste, et ils m’avaient d’emblée mis dans d’excellentes dispositions. En ce qui me concerne, vanner la masculinité est autrement plus fédérateur que de lui faire la morale ou que de s’en indigner. Et cela permet de faire accepter un propos bien plus radical que le féminisme superficiel, voire libéral, qu’on a trop souvent l’habitude d’entendre.
Pour tout cela, je recommande « On ne naît pas mec » à toute personne cherchant une introduction à (ou une synthèse de) la pensée féministe radicale. Et pourtant…
Quelques faiblesses universelles
Pourtant, et ce n’est d’ailleurs pas forcément à mettre au discrédit du livre, au fil des pages, j’ai eu l’impression de mieux pouvoir mettre en mots ce qui m’empêchait d’adhérer pleinement à un féminisme que d'aucuns qualifieraient d’ « antagoniste » (je pense plus à Véra Nikolski qu’à Emannuel Todd en écrivant cela ; la première me paraissant autrement plus rigoureuse que le second sur la question féministe).
Je vais passer rapidement sur quelques erreurs, plutôt anecdotiques, mais néanmoins symptomatiques.
Il arrive à Letourneur de pécher par excès, de passer à côté de certaines nuances et ambivalences esthétiques ou morales. Par exemple, lorsqu’elle voit dans le fait que les hommes aiment tant les personnages amoraux comme Walter White ou (dans une moindre mesure) Batman, un aveu inconscient de leur propre amoralité (voire immoralité), je pense qu’elle se trompe au moins en partie. A mon sens, c’est avant tout parce qu’un personnage ambivalent est plus multiple, et donc, plus intéressant. Preuve en est, pour ma part : les personnages féminins ambivalent, tels la Milady de Dumas ou la marquise de Merteuil de Laclos, m’intéressent autrement plus qu’une Constance Bonacieux ou qu’une Cécile Volanges. A cet égard, « On ne naît pas mec » peut être considéré comme un recul par rapport à « Sorcières : la puissance invaincue des femmes » (que j’ai par ailleurs jugé moins complet et rigoureux) : en effet, Mona Chollet écrivait que les hommes, effrayés par les femmes échappant à leur contrôle, les dépeignaient par ressentiment comme des monstres (sans aborder le fait que la dangerosité de ces femmes pouvait, à sa manière, érotiser et fasciner les hommes, cependant).
J’ai également pu repérer ce qui me semble être un paradoxe récurrent chez ce pan du féminisme. D’un côté, la domination masculine est décrite comme une force coercitive inextricable, à laquelle même le mieux intentionné des hommes ne saurait résister. Et de l’autre, on nous dit qu’il devrait être normal de ne pas l’exercer, et que l’on ne donnera pas de médaille à celui qui ne la perpétuera pas. J’ai peut-être manqué un truc, mais j’ai l’impression qu’il faut choisir : soit refuser de perpétuer la domination masculine en tant qu’homme tient de l’exploit, et n’est donc pas « simplement normal », soit c’est simplement normal, et donc, la coercition masculine n’est pas si hégémonique que cela.
Aussi, la vigilance critique de l’essayiste est parfois à géométrie variable. Elle peut mobiliser plusieurs études scientifiques, invoquer plusieurs cas particuliers et brandir un relativisme proche de l’absolu pour défendre que la nature humaine n’existe pas, ou encore, que le taux de testostérone n'a rien à voir avec les performances physiques, et dans le sens inverse, balayer toute évolution historique ou explication sociologique pour asséner des formules telles que « les hommes sont plus immatures… parce qu’ils sont plus immatures ».
Le jonglage entre analyse socio-culturel et condamnation essentialisée est assez fréquent, si bien que souvent, ce n’est pas la domination masculine qui est visée, mais les hommes. Le livre est parcouru par l’idée qu’ils sont mauvais en eux-mêmes, et défend aussi, par ricochet, que les femmes sont vertueuses en tant que telles. Letourneur cite d’ailleurs Alice Coffin (dont je considère « le Génie lesbien » vraiment mauvais sur la forme comme sur le fond, pour le coup), laquelle est sans ambiguïté là-dessus. Et même en mettant toute morale de côté, je trouve que cette idée contient au moins deux écueils majeurs.
Le premier, c’est qu’une telle focalisation fait perdre en lucidité structurelle. Plus loin, Letourneur déplorera que les hommes défendent leurs places à l’Elysée (par exemple). Ce qui revient à regretter qu’il n’y ait pas assez de femmes. Ce qui revient à considérer les places de l’Elysée comme désirables en tant que telles. Or, l’Elysée, en tant qu’Elysée, est une institution viriliste et nocive. On ne peut pas briguer le pouvoir et vouloir le détruire à la fois. De ce point de vue, ce féminisme est institutionnellement conservateur.
Le second, c’est que les hommes et les femmes ne sont à mon sens pas des classes sociales : toutes les femmes n’ont pas le même intérêt de classe. Alors que Letourneur parle de bien de « classes de genre », et cite Christine Delphy, laquelle promeut la sororité, l’idée que les femmes constitueraient une classe à part entière et seraient douées d’une solidarité spécifique. Je pense que c’est tout simplement faux, qu’il n’y a pas de solidarité entre la bourgeoise et la roturière. Sur ce point, je vais renvoyer à la réponse de Françoise Vergès : https://www.youtube.com/watch?v=ZWqs_3fu2_k (à 46 minutes 53, voir dans le sommaire)
Mais toutes ces remarques ne sont pas particulières à « on ne naît pas mec ». En revanche, la conclusion de l’ouvrage m’a plus singulièrement interpellé.
Le TINA de Letourneur
Je vais tenter de la résumer le plus fidèlement possible.
La masculinité, le fait d’être un homme, pose problème en tant que tel.
En tant qu’homme, on ne peut pas faire l’autruche face à cela.
Face à cela, se déconstruire n’est pas suffisant.
Et donc, une fois que l’on a pris conscience de la toxicité masculine, et des impasses que constituaient les voies intermédiaires entre masculinité débridée et féminité, quelle échappatoire reste-t-il ? L’autrice dit qu’elle ne connaît que deux réponses concrètes. La sienne : finir par changer de sexe. Et celle d’un homme ayant fini par se suicider. Dans les deux cas, selon ses propres mots, un homme aura été supprimé.
Bon. Eh bien si intellectuellement, une telle position a le mérite d’ébranler les convictions, politiquement, je ne vois pas en quoi elle pourrait assoir un avenir viable.
A l’échelle de l’humanité, si l’on suit sa logique, Letourneur rend ironiquement raison aux Soral et Zemmour dont elle moque les cris d’orfraie. Aux dernières nouvelles, sans les hommes, à terme, c’est la fin de la civilisation.
Mais même si l’on s’en tient uniquement au court terme et aux femmes, exister sans homme, ce n’est pas viable pour toutes. Je vois mal comment les hétérosexuelles pourraient vivre émancipées dans un tel monde. De même que n'importe quel femme tout simplement intéressée par le genre opposé. Personnellement, intérêt sexuel ou pas, ça me peinerait de me priver du genre opposé : je trouve tout bonnement que ça réduit le possible, que ça diminue la multiplicité potentielle des rencontres humaines.
J’ai peut-être raté un truc, mais tel que je l’ai comprise, à plus ou moins brève échéance, l’entéléchie de Letourneur est effectivement celle d’un suicide collectif, et indépendamment de cela, elle lui fait tourner le dos à la moitié de l'humanité.
Anti-masculinité et anticapitalisme
D’une certaine manière, j’aime la radicalité de Letourneur, et je pense la comprendre.
Je pense la comprendre, car je pense que son rapport à la masculinité est à bien des égards similaire à mon rapport au capitalisme (dont elle parle peu, en l’occurrence)
Pour elle, la masculinité est inexpiable, de même que pour moi, le capitalisme n’est pas rémissible. L’homme déconstruit qu’elle juge insuffisant, c’est le capitalisme « vert » ou « régulé » que je considère illusoire.
Sauf que le parallèle entre capitalisme et masculinité n’est valable qu’à un certain point.
Parce que supprimer le capitalisme, ce n’est pas supprimer l’économie. Parce que sans le Capital, une société peut perdurer (il est même probable que nos sociétés ne pourront perdurer que si elles sortent du capitalisme). Alors que je ne vois pas comment une société pourrait perdurer sans hommes. Et parce qu'affronter le Capital, c'est affronter une structure, alors que tel que Letourneur le présente, affronter la masculinité, ce n'est pas seulement s'en prendre à la domination masculine, mais aussi aux individus masculins en tant que tels.
L’éternel retour de la masculinité : tout prendre ou tout laisser ?
Mais si nous laissons de côté les grandiloquentes questions civilisationnelles, puis-je, individuellement, me résoudre à l’idée que la masculinité est à rejeter ?
A ce jour, non.
Car abandonner la masculinité, ce serait tourner le dos à la fin d’ « Hara-kiri » ou du « Sabre du mal », ces chants du cygne guerriers, lancés en pure perte, pour honorer un idéal aristocratique n’ayant jamais existé.
A Boromir, s’offrant aux flèches des Uruk-haï dans une charge désespérée, pour échouer à racheter une faute commise par hubris, et mourir en reconnaissant la supériorité de celui qui n’a pas péché.
A Gilliatt, bravant la solitude, la faim, le froid, la tempête et la pieuvre aux rochers Douvres, tout cela pour la main d’une Déruchette ayant eu le malheur de tracer, un jour, les lettres de son prénom sur un peu de neige désormais fondue ; Déruchette à qui il donnera justement le pouvoir de lui échapper, avant de mourir en la regardant disparaître.
Aux discours de Thomas Sankara dont le cri final, « la patrie ou la mort », résonne encore plus tragiquement aujourd’hui, alors que sa défaite face aux impérialistes était inéluctable même à l’époque.
Tout cela, c’est de la masculinité au carré. Et dans cette masculinité, il y a de la morbidité, et de la vanité, et de la vacuité. Mais je ne veux pas croire qu’à côté de cela, et même dans cela, il n'y a pas aussi une certaine beauté. Car pour cette beauté que je vois, contrairement au Ivan Karamazov de Dostoïevski, je refuse de rendre mon billet.
Quant au livre de Daisy Letourneur, cela me gêne, évidemment, d’être considéré comme intrinsèquement problématique. Mais on ne lit pas un essai pour être accepté, on le lit pour cogiter. A ce titre, je peux la remercier.
Il n’empêche qu’à son abolition du genre, je préférerai la formule de Françoise Héritier ; laquelle ne parlait pas de supprimer la masculinité, mais de dissoudre la hiérarchie qui en avait découlé.