L’écrivain Philip Roth se retrouve en dépression en 1988 suite à la prise d’Halcion, un somnifère aux effets secondaires très négatifs, qui provoque en particulier des troubles d’identité. Encore fragile alors qu’il se remet à peine des dégâts causés par ce médicament, il apprend l’existence d’un autre Philip Roth, qui, à Jérusalem, utilise son nom pour promouvoir le diasporisme, doctrine visant au retour des juifs ashkénazes d’Israël en Europe, afin de leur éviter un «deuxième holocauste», car il est convaincu qu’Israël est condamnée à être détruite par ses ennemis arabes, et se réclamant de Theodore Herzl face à ceux qui rejettent son «utopie».
Exaspéré, Philip Roth appelle son double, raccroche une première fois, puis mû par une impulsion incontrôlable, se fait passer pour un journaliste du nom de Pierre Roget, se voyant contaminé et aspiré par cette usurpation d’identité qui le fait lui-même rentrer dans la peau d’un imposteur.
«Ce soir-là, après le dîner, j’annonçai à Claire que je montais dans mon bureau, tout en haut de la maison, continuer à travailler sur les romans d’Aharon et prendre des notes pour préparer l’entretien de Jérusalem. Mais je n’étais pas assis à ma table depuis cinq minutes que j’entendis la télévision à l’étage en dessous et que j’en profitai pour appeler l’hôtel King David à Jérusalem où je demandai la suite 511. Je déguisai ma voix en parlant anglais avec un accent français ; pas un accent français d’alcôve, pas l’accent caricatural de Charles Boyer, repris par Danny Kaye et que l’on entend maintenant dans les publicités télévisés pour le vin de table ou les chèques de voyage, mais l’accent des grands intellectuels français, celui des cosmopolites comme mon ami Philippe Sollers, sans « zis » ni « zat » ou autres « h » consciencieusement aspirés à l’initiale – je parlais un anglais courant rythmé par la cadence et les intonations naturelles d’un étranger cultivé. C’est une imitation que je réussis pas mal – une fois, au téléphone, je suis même parvenu à tromper Sollers, pourtant il est malin – et c’était le stratagème que j’avais décidé d’adopter alors même que je discutais avec Claire de l’opportunité de ce voyage ; alors-même, je dois le reconnaître, que plus tôt ce jour-là, la très sérieuse voix de la Raison me soufflait que ne rien faire était le plus sûr moyen de gagner la partie. À neuf heures ce soir-là, je cédai à la curiosité, et la curiosité est un caprice pas très rationnel.
« Allô, Mr Roth ? Mr Philip Roth ? demandai-je.
– Oui.
– Vous êtes bien Mr Roth l’écrivain ?
– C’est moi.
– L’auteur de Portnoy et son complexe ?
– Oui, lui-même. Qui est à l’appareil, s’il vous plaît ?»
Mon cœur battait aussi fort que si j’avais été au beau milieu de mon premier cambriolage avec un complice comme Jean Genet, pas moins – tout ceci n’était pas seulement perfide, c’était aussi très intéressant. À la pensée qu’à l’autre bout du fil il prétendait être moi, alors que de mon côté je prétendais n’être pas moi, j’eus soudain l’impression extraordinaire de vivre en plein carnaval. C’est d’ailleurs sans doute pour cette raison que je commis immédiatement une erreur idiote. « Je m’appelle Pierre Roget », dis-je. Et à l’instant même où je prononçai ce nom de guerre bien pratique, apparemment venu de nulle part, je pris conscience d’avoir choisi les mêmes initiales que les miennes – et les siennes. Pire, il se trouve que c’est une très petite modification du nom du lexicographe du XIXe siècle dont tout le monde connaît le célèbre dictionnaire. Et ça, je ne m’en étais pas rendu compte non plus – c’est le nom de l’auteur du meilleur dictionnaire des synonymes !»
Toujours vulnérable nerveusement, Philip Roth se rend finalement à Jérusalem où il doit interviewer son ami Aharon Appelfeld. Il va bien sûr y rencontrer son double déviant, être fasciné par cette histoire et aspiré dans un enchaînement d’événements délirants, du fait des personnalités du double – que Philip Roth affuble du surnom de Moishe Pipik pour le tenir à distance – de son attirance inexplicable pour sa maîtresse pulpeuse et antisémite repentie, et car israéliens et palestiniens veulent utiliser sa réputation et ses réseaux, tout ceci se déroulant sur fond d’Intifada et du procès de John Demjanjuk, qui pour sa défense prétend ne pas être le bourreau de Treblinka mais un père de famille ordinaire.
Comment démêler le mal du bien ? Comment comprendre ce qui relève de la réalité ou de la fiction, alors que l’auteur brouille les pistes à l’envi, mélangeant personnages réels et de fiction, mentionnant des passages de son interview, réelle, de Aharon Appelfeld (qu’on peut lire dans le passionnant «Parlons travail»), et indiquant dès première page de la préface, signée P.R., que ce livre est un compte-rendu aussi fidèle que possible des événements qu’il a effectivement vécus entre sa cinquantième et sa soixantième année, et qui devaient le conduire au début de l’année 1988 à accepter de recueillir des renseignements pour le compte du Mossad ?
Paru en 1993, traduit en 1995 par Lazare Bitoun pour les éditions Gallimard, «Opération Shylock», histoire de double hilarante en lisière du fantastique, est aussi un roman d’espionnage aux multiples chausse-trappes, une méditation sur l’identité, un thriller politique, un questionnement sur Israël, un livre totalement jubilatoire.
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