Rendre hommage au Barde immortel, voilà un exercice bien casse-gueule. Pire, lui redonner vie le temps d’un roman : il faut être bien prétentieux pour espérer que ça marche.
Ou alors il faut s’appeler Fabrice Colin.
Vitus Amleth de Saint-Ange est un amnésique interné dans un asile, monomaniaque de Shakespeare depuis qu’il a découvert ses pièces à l’âge de 7 ans. Il lui voue donc un culte (comme tout humain normalement constitué) et ne peut lire aucun autre écrivain : trop fade, trop médiocre.
Sarah Bernhardt vient de mourir. D’elle, au moins, je me souviens, parce que je me souviens de tout ce qui te touche.
Les Français lui firent un triomphe, les Anglais la conspuèrent. C’est dans l’ordre des choses. Je sais qu’elle joua Hamlet. Elle donna même une représentation à Stratford. Je crois qu’elle t’aimait, je crois qu’elle t’aimait beaucoup. Elle était une actrice. Elle donnait vie à tes textes.
Les écrivains, ce n’est pas la même chose. Ils essaient de t’imiter. Aveuglés par ton rayonnement, ils tournent autour de toi comme des planètes affolées, mais jamais ils ne t’approchent vraiment. Parfois leur orbite les mène un peu plus près. À d’autres moments ils s’éloignent dans les régions froides, sans vie et sans lumière. À quoi servent-ils alors ?
(Et vous, monsieur Colin ? ^^ )
C'est une véritable déclaration d’amour envers le génie de Shakespeare de la première à la dernière page au travers de phrases à la beauté fulgurante. Quand on aime le poète on ne peut qu’être touché par la grâce de l'auteur et ses louanges. On y trouve d'ailleurs de multiples clins d'oeil aux oeuvres du Barde, parfois même à Silent Shakespeare.
Surtout que l’auteur n’a pas fait les choses à moitié. L’essentiel des pages est occupé par un style classique enchanteur, mais certains passages sont écrits à la manière d’une pièce de théâtre (au point central de l’histoire, les chapitres commencent d’ailleurs à être numérotés Acte I, scène 1...), d’autres encore sont épurés en script de film, voire en film muet avec ses cartons et sa musique de fond. Tout cela n’étant pas un vain exercice de style et servant réellement la narration. Les transitions sont par ailleurs parfaitement maîtrisées, on ne ressent même pas la rupture.
Mais le roman ne se limite évidemment pas à cela. Que faisait donc Shakespeare durant les années sombres (1585-1592) ? Personne ne le sait. Personne, sauf éventuellement Vitus. Délires de schizophrène ou possédé, notre protagoniste commence à rêver du Barde, de sa vie, avec bien plus de détails que n’importe quelle biographie n’en apporte. Il est donc temps de quitter l’asile et d’en écrire une nouvelle.
Et, pourquoi pas une pièce inédite au passage...
Je ne vais évidemment pas vous en dire plus, mais l’idée qui sous-tend sa tragédie est excellente et les derniers chapitres sont à couper le souffle (presque à pleurer !). Il ne s’agit évidemment pas de se mesurer à Shakespeare (malheureux !), mais bien de lui rendre hommage. On retrouve les ambiances du Songe d’une nuit d’été et de ses tragédies, poussées jusqu’au mimétisme des grondements du tonnerre aux moments-clé de celles-ci.
Challenge réussi haut la main.
Oh et puis tenez. Parce qu’un style pareil, hein :
Le vent se lève de nouveau. Le poète songe :
Seigneur.
Ce n’est pas à Dieu qu’il pense.
C’est à la Vie.
Entendez ce murmure et vous mourrez sur l’instant.
Contemplez ce visage et vous deviendrez fou.
Pas lui.
Voici William Shakespeare, qui porte en lui tous ces mondes grandioses et qui sait maintenant, qui comprend, stupéfait, comme secoué par la plus grande des tempêtes, que le verbe peut se faire chair et qu’il lui faudra dire, en vers, en prose, en paroles chuchotées ou en imprécations hurlées à la face du monde, ces mots que des siècles plus tard des millions, des milliards de gens réciteront encore, oui, ils sauront – le poète devenu magicien. Seul un esprit d’une extraordinaire puissance peut prendre la mesure de la vie, résister au chaos, à l’implosion, dompter la bête dans toute sa sauvagerie. Un autre que lui ne supporterait pas un tel choc ; un autre ne pourrait tenir debout et regarder la vie en face.
Mais le poète est de l’étoffe dont on tisse les mythes.
Hein ? Est-ce assez beau ?
Bon j’espère vous avoir donné envie de le lire. Je comprends qu’on puisse mettre du temps à entrer dedans (ce n’était vraiment pas mon cas), mais les deux moitiés du livre sont bien distinctes. Je pense que si vous n’aimez pas Shakespeare (honte à vous) vous pourrez quand même apprécier ce livre, très beau et très intelligent. Mais si vous l’aimez, si vous l’adorez, je pense que, humblement, vous prendrez votre pied.
— Les hommes ne créent plus l’impossible. Ils ont perdu cette grâce.
Non, Fabrice. Toi, tu l’as, cette grâce. Et tu as signé là ton meilleur livre.