Palafox, alter ego de Crab ?
Je me permets cette petite comparaison entre Palafox, notre héros, et Crab, le héros de La Nébuleuse du Crabe, de Chevillard également : deux seuls "romans" que j'ai lus de lui jusqu'à présent, ils font tous les deux partie de la collection "Double" des Editions de Minuit, et ce n'est pas pour rien. Si Crab incarnait à la fois tout le monde et personne, Palafox incarne pour sa part tous les animaux du règne animal - mais pas aucun, puisqu'il est successivement, voire en même temps, plusieurs espèces aux caractéristiques remarquables. Ce qui crée bien sûr des disputes entre spécialistes, pour déterminer quel animal est Palafox.
Le début est relativement laborieux, même quand on est familier de Chevillard et de tout ce qu'il a de déroutant, en particulier dans les sujets sur lesquels il se penche ostensiblement (ses titres de bouquins, dans le genre étrange, se suffisent à eux-mêmes). En effet, on ne voit pas bien où le narrateur veut en venir. Mais finalement, et ceci est très logique, nous suivons la vie de Palafox, de sa naissance - jusqu'à sa mort.
Intéressons-nous d'abord aux procédés stylistiques de Chevillard : on voit revenir les mêmes, à savoir de gros chiasmes qui nous obligent à relire les phrases pour les comprendre ; des énumérations ; des digressions ; des mises en abyme de la démarche de l'écrivain (plus épisodiquement) ; sans compter les multiples jeux de sonorités, de contrastes, la multiplication des termes complexes et des longues phrases...
Vous m'arrêtez, et vous avez raison : "Mais enfin Egg', quel est l'intérêt de ton énumération ?" Eh bien elle sert à mettre en évidence le fait que rien n'est laissé au hasard : chacun de ces procédés est au service de l'ambition du roman, qui est de nous faire entrevoir les infinies facettes de Palafox, avec ses sinuosités, ses ruptures... Le discours pseudo-scientifique utilisé par Chevillard est en fait mis en déroute par l'insaisissabilité (pardon pour les mots à rallonge) de Palafox, cette créature qui n'est pas imaginaire - non, Palafox est tout ce qu'il y a de plus réel, il reproduit le vivant dans sa diversité universelle - mais qui n'en est pas moins toujours fuyante. Jusqu'à ce qu'elle fuie réellement, d'ailleurs, et que la traque de Palafox commence.
Chevillard, un peu à la Ionesco parfois, se joue des truismes, des phrases publicitaires toutes faites, des opinions faciles et préconçues (mythes etc) (surtout à la fin de l'oeuvre), des recettes qui marchent (et recettes aussi à proprement parler, quand on parle de la meilleure façon de cuisiner Palafox), pour en jouer, les détourner et opposer ainsi l'humain à Palafox, qui lui ne rentre dans aucune case. Palafox, c'est un peu l'incarnation de la mise en échec du discours... Mais avant cette mise en échec, il y a un tour d'horizon de ses possibilités, dans tous les domaines, et le lecteur assiste médusé à un étalage d'érudition faussement sérieux, et distant, de la part du narrateur, jusqu'à ce que les mots se vident de leur sens - mais de toute façon, Palafox a déjà fui, il est loin des catégorisations faites par l'homme.
Mention spéciale à la facétie de l'auteur, qui se permet quand même de proposer une sorte d'épopée des savoirs humains, connaît plein de mots incompréhensibles, est très cultivé, et use jusqu'à la corde ses propres ficelles - Palafox est presque un alibi, car si on ne parle presque que de Palafox, Palafox est prétexte à dépasser Palafox.
Je m'arrête là dans l'éloge et dans l'analyse qui peut (pardonnez-moi) ennuyer, ce n'est peut-être pas le lieu de développer à fond. Mais je ne mets "que" 8 : c'est que Palafox parfois, ennuie aussi, et au bout d'un moment souvent les ficelles de Chevillard (encore une référence à Ionesco, décidément) sont un peu prévisibles voire lassantes. Le roman est comme une vaste description, dont le fil conducteur, assez ténu ("la vie de Palafox"), ne suffit pas à captiver. Il y a un peu de suspense pourtant, et puis une narration, mais ces deux éléments sont tardifs : c'est à partir de la deuxième moitié du bouquin que j'ai vraiment accroché, et que je me suis attachée à Palafox.
Le tout est tout de même savoureux, foncièrement drôle, fascinant, dense, profond, et surtout déconcertant. Une exploration de l'universel, rien que ça, en moins de 200 pages, est-ce que ça se refuse ?