De cette littérature qui est en même temps sa propre parodie, profondément ancrées dans l’humanisme de la Renaissance, lardées de références antiques et singulièrement intempestives, comment mettre en lumière la richesse ? À chaque page, systématiquement, Rabelais semble anticiper sur le programme de Flaubert : une œuvre « arrangée de telle manière que le lecteur ne sache pas si on se fout de lui, oui ou non ».
On ne s’étonnera pas de l’énergie consacrée par un grand nombre de critiques à se demander si tel ou tel point du texte – par exemple dans les fameuses listes rabelaisiennes – a un sens, et si oui, lequel : « voicy sorty Pantagruel, tout velu comme un Ours » (chapitre II), et voici encore des questions : que symbolise l’ours ? pourquoi une majuscule ? y a-t-il une référence à la croyance selon laquelle les ourses lèchent leur ourson à la naissance ? et si Pantagruel n’était pas simplement, sans plus d’implications, très velu ?
Dans un sens, on a de la chance : sa vie étant si méconnue, Rabelais ne prête pas le flanc à une flopée d’interprétations psychanalytiques ou autobiographiques. (Peut-être aussi que la récurrence de la nourriture, des excréments et de la sexualité chez Rabelais correspond mal au sens que leur prête la critique psychanalytique ; son œuvre me paraît plus déroutante sur ce point que sur les autres. Bref.)
Rabelais laisse toujours le lecteur juge. Tout Pantagruel semble à l’image de cette scène où Gargantua, sous le double choc de la mort de sa femme et la naissance de son fils, « pleuroit comme une vache, mais tout soubdain rioit comme un veau, quand Pantagruel lui venoit en memoire » (chapitre III).
Au chapitre VIII, Pantagruel reçoit une lettre de Gargantua qui fixe son programme d’études. Manifeste humaniste pour certains critiques, florilège de considérations rétrogrades pour d’autres ! Tantôt texte à prendre au sérieux, tantôt parodie grevée d’ironie. Mais on peut tout simplement y lire une lettre émouvante : qui n’a jamais entendu le père d’un collégien recommander à son fils de bien travailler, surtout en dictée et même en dessin, parce que si lui-même avait eu la chance d’avoir Internet à son âge, il serait allé plus loin que le BEPC ?
Or, personne, en entendant cela, ne se demande si la dictée est une activité novatrice ou rétrograde, si « BEPC » signifie quelque chose pour un collégien de 2019, si les recommandations paternelles sont réussies d’un point de vue rhétorique – et si internet a quelque chose à voir là-dedans. En revanche, la bienveillance – au sens premier – d’un tel discours saute aux yeux. Dans la bouche d’un veuf, il peut même devenir émouvant, et c’est ainsi que je lis la lettre de Gargantua.
Autre exemple : Pantagruel compte trente-quatre chapitres. Trente-quatre, c’est aussi le nombre de chapitres du Docteur Faustroll de Jarry, qui est une réécriture assumée de Rabelais. C’est encore le nombre de chants de l’Enfer de Dante : hasard ? Du reste, le narrateur, Alcofribas, prend la parole nettement (c’est-à-dire en dehors des incises généralement entre parenthèses) à la fin de chaque moitié du roman, c’est-à-dire aux chapitres XVIII : ses escapades avec Panurge ; XXXII : six mois dans Pantagruel ; XXXIII : Pantagruel malade ; et XXXIIII, pour une « conclusion » et une « excuse » qui à vrai dire entrent en écho avec le prologue.
Alors y aurait-il une structure cachée dans ce roman ? – et alors libre à chacun de la rechercher… Ou simplement un auteur talentueux qui sait écrire des chapitres suffisamment courts pour ne pas lasser son lecteur et faire intervenir son narrateur de temps à autre pour relancer le récit ?
Trois remarques, pour finir, que je n’ai jamais trouvées explicitement nulle part et qui ne mènent peut-être à rien, mais me semblent intéressantes.
Le personnage le plus important de Pantagruel, me semble-t-il, n’est pas Pantagruel, mais Panurge. C’est à son arrivée que se lance véritablement le roman ; la réaction de Pantagruel en le voyant tient d’ailleurs du coup de foudre. C’est lui qui chaperonne le géant tout au long de ses aventures, qui se substitue à lui pour disputer contre Thaumaste, qui se conduit en tacticien lors de la guerre contre les Dipsodes, qui rappelle Epistemon du monde des morts… Or, Panurge est aussi assassin, violeur, voleur, sacrilège… – très, très loin d’une figure christique. Pantagruel : le roman d’un voyou qui n’est pas Pantagruel ?
Parallèlement, il y aurait chez Gargantua quelque chose de féminin. C’est probablement le plus attentionné des personnages du roman – le seul qui pleure. Loin de moi l’idée qu’une femme soit par nature un nid de sensibilité (dans le meilleur des cas) ou de sensiblerie (dans le pire), mais je ne peux m’ôter de l’idée que Gargantua a élevé seul Pantagruel. Dans un univers romanesque où l’humanisme n’empêche pas les femmes d’être principalement définies comme des cons plus ou moins consentants, ça me paraît avoir son importance.
Enfin, alors qu’on assimile volontiers la jeunesse de Pantagruel à une éducation idéale, on oublie parfois que Pantagruel n’est pas un escholier modèle : alors qu’il est censé avoir assidûment travaillé plusieurs langues mortes ou vivantes, il se trouve incapable de comprendre ce que dit Panurge lors de leur rencontre. C’est qu’il a plus fréquenté les tavernes que l’Université ; les soirées étudiantes ne sont pas une invention moderne.