Elle avait lu Paul et Virginie et elle avait rêvé la maisonnette de bambous, le nègre Domingo, le chien Fidèle, mais surtout l'amitié douce de quelque bon petit frère, qui va chercher pour vous des fruits rouges dans des grands arbres plus hauts que des clochers, ou qui court pieds nus sur le sable, vous apportant un nid d'oiseau.
Voici les mots qu'emploie Flaubert à propos de Paul et Virginie dans Madame Bovary. Ce roman, ce cher Gustave le raille volontiers. Pourtant il a une importance fondamentale parce qu'il résume la psychologie de son personnage principal et éponyme, Emma Bovary. En effet, Emma vit de sentiments adolescents et naïfs, elle imagine la vie comme un roman, l'amour comme une romance, c'est le bovarysme, syndrome qui ne pourra la mener qu'à la mort.
Emma aurait du mieux lire Paul et Virginie pourrait-on dire car le livre de Bernardin de Saint-Pierre n'est qu'en apparence une fable mièvre et romantique. L'histoire d'amour quasi parfaite, entre Paul et Virginie, deux jeunes gens innocents de l'Île Maurice, est gâtée par la réalité cruelle du monde. Lorsqu'ils sortent de leur naïveté, trop tard, la mort est déjà là et la romance flétrie comme des chairs sous un linceul.
Le roman de Bernardin de Saint-Pierre est un roman philosophique, largement inspiré d'abord par Rousseau. L'auteur est en effet un botaniste très sensible aux thèses du grand penseur et il va appliquer les principes du Contrat Social pour définir sa trame romanesque.
Ainsi croissaient ces deux enfants de la nature. Aucun souci n'avait ridé leur front, aucune intempérance n'avait corrompu leur sang, aucune passion malheureuse n'avait dépravé leur coeur : l'amour, l'innocence, la piété, développaient chaque jour la beauté de leur âme en grâces ineffables, dans leurs traits, leurs attitudes et leurs mouvements. Au matin de la vie, ils en avaient toute la fraîcheur : tels dans le jardin d'Eden parurent nos premiers parents, lorsque, sortant des Mains de Dieu, ils se virent, s'approchèrent, et bouleversèrent d'abord comme frère et une soeur. Virginie, douce, modeste, confiante comme Eve ; et Paul, semblable à Adam, ayant la taille d'un homme avec la simplicité d'un enfant.
Bernardin de Saint-Pierre plante des personnages naïfs et archétypaux, pétris de symbolique religieuse et de références aussi bien à Dafoe et son Robinson qu'au Paradis Perdu de Milton. Il s'inspire aussi de Shakespeare pour sa trame amoureuse puisque l'histoire de ce couple est semblable par bien des points à celle de Roméo et Juliette, lui même référence aux romances antiques comme celle de Cléopâtre et Marc Antoine. La sagesse antique est d'ailleurs souvent citée dans le livre, comparable par instant à un manuel pour les jeunes lecteurs, distillant plusieurs morales édifiantes. Le roman est bref, court, allusif presque et parfois lourdement symbolique, trop appuyé. Les destins des personnages sont d'avance écrits, leurs actions ne peuvent être que sublimes ou tragiques, leurs vertus, magnifiques ou terrifiantes. Le livre est assez peu nuancé, volontiers manichéen. En cela, il est aussi un traité de la vertu morale et amoureuse avec un couple à l'amour absolu et chaste. En témoignent ces remarques sur la féminité :
Une jeune fille qui aime croit que tout le monde l'ignore. Elle met sur ses deux mains le voile qu'elle a sur son coeur ; mais quand il est soulevé par une main amie, alors les peines secrètes de son amour s'échappent comme par une barrière ouverte, et les doux épanchements de la confiance succèdent aux réserves et aux mystères dont elle s'environnait.
Le récit, volontiers moraliste d'ailleurs se termine par une explication de texte, distillée par un vieillard, qui est en fait l'écrivain et le narrateur de l'histoire et qui partage son expérience aux habitants de l'île qu'il croise. Il y a bien sûr un paternalisme et un colonialisme latent mais on ne saurait arrêter sa lecture à ces éléments un peu vieillis qui constituent la fragilité de ce roman un peu compassé.
On aurait tort, comme Emma Bovary, de prendre le récit au premier degré. Bernardin de Saint-Pierre nous avertit sur la naïveté de ses personnages :
(...) leur théologie était toute en sentiment, et leur morale toute en action (...).
Pas un instant nos personnages ne pensent vraiment, ils vivent au jour le jour, selon les préceptes d'Horace, Carpe Diem, sur leur île, à l’abri de tout, dans un éden. Le narrateur met en garde pourtant. Cette vie est idéale mais vouée à l'échec. Tout comme l'état de nature chez Rousseau est un passé idéalisé, un symbole, une métaphore, non une réalité.
Bernardin de Saint-Pierre berce son récit d'un exotisme singulier, décrivant l'Île Maurice avec la précision d'un botaniste, d'un scientifique. Il recense les fleurs, les arbres et utilise la nature pour filer toutes les métaphores de son livre. Ainsi, quand la tempête se lève, c'est que nos héros sont en périls, quand la journée est superbe, c'est que nos héros sont heureux. La nature épouse le sentiment ou l'inverse, suivant les thèses de l'état de nature de Rousseau. On est là dans la transcendalisme, dans le romantisme aussi (nous sommes aux prémisses de grands bouleversements en 1788).
La douceur de l'Île Maurice, ce lointain exotisme, vu de France, est évidemment un élément de séduction et un piège dans lequel les lecteurs peu attentifs peuvent tomber aisément. Les vies du bon sauvage, de la jeune ingénue vertueuse, du jeune héros courageux et fougueux sont séduisantes mais jamais ne résistent à la cruauté de notre monde. Le roman, dans tous les sens du terme, se brise sur la réalité. Au fond Bernardin de Saint-Pierre dit en substance ce que Flaubert développera plus tard.
Ce que raillait Flaubert n'est peut-être pas tant la naïveté du récit que la naïveté des lecteurs. Emma Bovary a mal lu Bernardin de Saint-Pierre car elle s'est figurée un amour semblable à celui de Paul et de Virginie alors que les deux jeunes gens ne parviennent jamais à le vivre, à le consommer, arrachés par la force brutale de la réalité. Pire, ils y laissent la vie ; tout ça pour un idéal impossible. Emma sacrifiera la sienne pour les mêmes raisons. Elle n'a donc rien appris des livres.