Perceval est un niais et un idiot, Alexandre Astier a très bien lu Chrétien de Troyes. Quant à Chrétien de Troyes, il n'est pas exactement (ou pas seulement) le fabriquant d'imaginaire et le chantre de la prouesse chevaleresque que l'on imagine souvent.
Chrétien de Troyes, auteur de la fin du XIIe siècle, est déjà un écrivain très français : c'est un scrutateur d'hommes, d'abord et avant tout curieux du fait social. Là où les troubadours occitans chantent un fin amor pur et éthéré, Chrétien de Troyes interroge l'amour, l'idéal qu'il comporte mais aussi les conditions concrètes de sa réalisation et donc les inévitables limites propres à la condition humaine.
Comme l'idéal humaniste bien plus tard, l'idéal courtois était un idéal de civilisation et d'éducation devant rendre les hommes meilleurs. Idéal qui sert de fil conducteur à l'œuvre toute entière de notre auteur champenois.
Son dernier roman, le Conte du Graal, interroge particulièrement le thème de l'éducation. Contrairement à Rousseau et aux pédagogues post-soixante-huitards, Chrétien de Troyes ne pense pas que l'homme est bon par nature, qu'il détient en lui un génie naturel qu'il ne faudrait surtout pas frustrer.
Son héros, Perceval le Gallois, est un niais, un idiot et un fruste. Est-ce sa faute ? Pas vraiment. Il est même de bon lignage mais sa mère, dont le mari et tous les autres fils sont morts à la guerre, a voulu éviter que Perceval ne devienne chevalier à son tour : elle a donc fui la vie mondaine dans un manoir au milieu des forêts sauvages du pays de Galles en espérant maintenir son dernier fils dans l'ignorance de la chevalerie.
Hybris, déraison, vaine fuite de la réalité ! Ce qui devait arriver arriva : un jour, Perceval croisa la route d'une compagnie de chevaliers qu'il prit pour des anges, car l'idiot n'avait jamais vu de chevaliers et ne savait même pas ce que c'était. Bien sûr, il veut immédiatement devenir chevalier lui-même et on lui conseille donc de se rendre à la cour du roi Arthur pour qu'il puisse être adoubé et acquérir des armes. Perceval annonce sa décision à sa mère et part sur-le-champ. Celle-ci en meurt de chagrin.
Mais le malheureux, qui part ainsi à la découverte du monde, est un inculte n'ayant pas même les rudiments d'une éducation digne de ce nom. Lorsqu'il rencontre une dame isolée de ses compagnons, il l'embrasse de force et se sert sans demander la permission dans ses provisions. Quand le mari de la dame apprend la mésaventure, il en devient affreusement jaloux et inflige un châtiment injuste à la malheureuse qu'il accuse d'avoir séduit volontairement le sot gallois. Un exemple parmi d'autres des réalités banales que Chrétien de Troyes ne comprenait que trop bien, et qui mettent à mal l'idéal conjugal de l'amour courtois...
Perceval, lors de son voyage jusqu'au château du roi Arthur, multiplie les témoignages de discourtoisie et d'inélégance. Il ne pense qu'à lui-même, il ne se soucie pas des autres. Quand il parle avec eux, il ne s'intéresse pas à ce qu'ils disent en-dehors des informations qu'il souhaite obtenir. S'il s'adresse à quelqu'un, c'est uniquement pour son bénéfice à lui et à lui seul. Il est égoïste, il n'a pas conscience des autres et de leur peine (lorsqu'ils lui en parlent, par exemple), ni même de la souffrance qu'il peut leur causer. Il commet le mal mais il le fait naïvement, par ignorance, par manque d'éducation.
Le bon roi Arthur se montre d'une extrême patience lorsque le malappris exige de lui armes et adoubement comme si c'était un dû. Il le redirige tout de même vers un vieux chevalier qui devient son mentor pour qu'il apprenne auprès de lui les règles de la vie courtoise. On comprend ainsi que le bon vieux Freud a piqué chez Chrétien de Troyes sa fameuse théorie : l'enfant, d'abord élevé par sa mère, est égoïste et insouciant du malheur des autres jusqu'à ce que le père opère une rupture avec l'univers maternel et impose à l'enfant sa « Loi », lui apprenant ainsi à maîtriser ses désirs égoïstes afin d'être capable de vivre en société.
Une fois son éducation terminée, Perceval part à l'aventure dans le vaste monde où il lui faut désormais s'accomplir. L'univers de Chrétien de Troyes est un univers très féminin. Le chanoine devait bien connaître le beau sexe dont il dresse des portraits d'une extrême finesse et d'une savoureuse richesse, qui paraissent toujours étonnamment actuels — à croire que le « genre » n'est pas qu'une construction sociale ! Fin psychologue, il pare à tous les stéréotypes figés que l'on peut imaginer et décortique avec intelligence l'entrelacs des relations complexes entre hommes et femmes. Bien sûr, et c'était un fait bien connu des hommes du Moyen Âge (méconnu aujourd'hui où nous ne comprenons rien, et surtout pas l'être humain), la virilité ne s'accomplit qu'auprès des femmes. Aussi la destinée de Perceval devait-elle nécessairement croiser celle d'une dame à aimer.
Le voit-on déclamer des poèmes à la belle de son cœur afin de la conquérir ? Bien sûr que non. Le naïf gallois, au cours de ses pérégrinations, cherche l'hospitalité d'un bon château où passer la nuit. La propriétaire des lieux, dame Blanchefleur, manigance une ruse pour attirer le benêt dans sa chambre, pendant la nuit. Elle parvient ensuite sans mal aucun à assouvir le désir qu'elle a de lui, celui-ci restant tout-à-fait passif dans cette romance écrite il y a un peu plus de huit-cent ans. Chrétien de Troyes explique ainsi que :
Grant doçor qu'ele li faisoit,
Que a chascun mot lo baisoit
Si docemant et si soef
Qu'ele li metoit la clef
D'amors an la serre (la serrure) do cuer.
Au vrai, la dame était tout sauf désintéressée puisqu'on apprend par la suite qu'un chevalier menaçait ses gens et qu'elle souhaitait utiliser Perceval pour l'envoyer au casse-pipe. Mais, élément imprévu dans l'exécution de son plan, la voilà qui tombe amoureuse du Gallois dont elle craint maintenant pour la vie et qu'elle veut empêcher de partir à la bataille !
Bien sûr, Perceval terrasse son adversaire sans souci aucun. La suite de ses aventures prend une dimension hautement symbolique lorsqu'il découvre le Graal chez le mystérieux Roi Pêcheur. Le texte devient bien moins simple à éclairer et chaque relecture apporte une clef de compréhension nouvelle... On semble comprendre qu'une tension se joue entre la faute de Perceval, qui a causé sans s'en soucier un chagrin mortel à sa mère, le Graal qui rappelle le martyr du Christ et la piété qui fait défaut chez le chevalier inculte. Chrétien de Troyes a-t-il voulu donner au thème de l'éducation une dimension plus vaste, interrogeant la foi et la religion ? Difficile de savoir exactement vers où Chrétien de Troyes, qui n'a jamais terminé son roman, voulait nous mener...
Peut-être s'était-il un peu perdu lui-même. Une deuxième intrigue, celle de Gauvain, parfait vis-à-vis de Perceval en tant qu'homme sage et accompli et meilleur chevalier du roi Arthur, s'ajoute au récit. Lui aussi part en quête du Graal. Ses aventures le conduisent en des terres de plus en plus mystérieuses, où Chrétien de Troyes fait surgir un merveilleux abondant en images magnifiques et étonnamment familières, comme si elles étaient déjà contenues quelque part en nous, dans notre inconscient collectif...