Plaisirs de la table
Le copieux menu – bourratif, diront certains ? – rassasiera même les plus insatiables gloutons, mais ne devrait pas déplaire aux gourmets : cent dix-huit nouvelles d’une soixantaine...
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le 23 juil. 2019
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Le copieux menu – bourratif, diront certains ? – rassasiera même les plus insatiables gloutons, mais ne devrait pas déplaire aux gourmets : cent dix-huit nouvelles d’une soixantaine d’auteurs (1), publiées sauf quelques exceptions dans un temps restreint : de 1870 à 1914, écrites dès le départ dans une même langue : le français (de France ou de Belgique) et rapprochées par un thème : le fantastique – au sens large, j’y reviendrai.
En entrée, Fantômes, spectres et charognes (c’est-à-dire rôti de Drôles d’apparitions sur son lit de Têtes coupées, sauce Je suis mort) ; en plat de résistance : Délires, névroses et folies douces (L’horreur à domicile, avec son méli-mélo de Peurs et de Fous ?), et en dessert : Amours et désamours fantastiques, en trois parties (L’étrange objet du désir : amours interdites ou impossibles, Érotiques d’outre-tombe : aimer la mort – ou la morte… et Quelques massacres de femmes). Pour arroser le tout, Trois mythes fantastiques : Narcisse, Pygmalion, Don Juan ; avec quelques « Annexes » théoriques pour le digestif, c’est le patron qui régale.
Car si le cadre n’est pas toujours agréable pour ceux qui n’ont plus de dents – car dans la collection « Bouquins », les lignes et les pages sont fines –, le service est d’une grande qualité. Nathalie Prince sait ce qu’elle sert, et fait profiter ses convives de ses connaissances, sans jamais les déranger pendant qu’ils mangent. C’est d’autant plus méritoire qu’elle cuisine et qu’elle gère les stocks – et j’ose à peine imaginer quels vergers désolés, quelles étables nauséabondes, quels viviers à moitié taris et quels potagers bourbeux elle a dû parcourir pour dénicher la poire parfaite, le rôti de veau rêvé, le sandre idéal et le légume idyllique (2)…
J’arrête la métaphore gastronomique, ça devient n’importe quoi et ça me fatigue autant que vous.
Sans rire, à l’heure où les littératures de l’imaginaire n’en finissent plus de se chercher la légitimité à laquelle fait souvent obstacle – sans même parler de la qualité des textes dans leur ensemble – l’absence d’éditions de référence, c’est-à-dire fiables, abordables et disponibles, y compris pour les classiques (va chercher une édition potable de Hoffmann, va !), à cette heure, disais-je, il est bon de compter sur des volumes comme ce Petit Musée des horreurs.
Bien sûr, l’anthologie n’apporte pas que des surprises : mais derrière les Maupassant, Barbey, Apollinaire ou Villiers que connaissent tous les lecteurs de classiques, se cachent des auteurs dont le nom ne résonne ordinairement qu’aux oreilles des amateurs de fantastique et / ou de littérature fin-de-siècle (3). Et derrière ces auteurs-là, pas mal d’autres encore dont le nom dit peut-être quelque chose à quelques thésards quelque part. Bien sûr encore, il n’y a pas que des chefs-d’œuvre ; mais il y en a. Et si certains passages donnent l’impression d’être là pour faire du remplissage dans un texte, aucun texte n’est là pour en faire dans le Petit Musée des horreurs.
Le volume, en effet, met assez bien en relief l’unité des obsessions de cette période au cours de laquelle on découvre – déjà, ou encore… – que « c’est fini, fini. Les choses ne parlent plus, ne chantent plus, elles ont des lois ! La source murmure simplement la quantité d’eau qu’elle débite ! » (Maupassant, p. 1016, dans « Adieu mystères »). Ces obsessions – désenchantement, goût du macabre hérité du romantisme, peur devenue subjective jusqu’à la peur de soi… –, caractéristiques de cette « sensibilité décadente (et donc syncrétiste) » dont parle Pascal Pia, ailleurs et à propos d’une autre décadence, sont aussi au fondement de toute la littérature fantastique à venir – influences qui me semblent beaucoup plus visibles que celles d’un Poe et à plus forte raison d’un Hoffmann.
Ce n’est pas étonnant si l’on trouve dans un texte de 1887 un passage qui annonce la théorisation du fantastique telle que la formulera Todorov dans les années 1960 (?) : « Le fantastique réel ! Oui. Il est là dans le voisinage ; il a passé hier, il passera demain. Guettez. Guettez comme le faisait un soir Théophile Gautier. Tout va, certes, le plus naturellement du monde. […] Et pourtant… ne va-t-il pas arriver quelque chose ? » (Edmond Picard, p. 1024, dans « Le Fantastique réel »).
Ce n’est qu’une des conceptions du fantastique illustrées ici, sachant que si toutes les nouvelles jouent d’une façon ou d’une autre sur le mystère – ce qui n’est certes pas le propre de la littérature fantastique… –, elles sont suffisamment variées pour proposer différentes définitions du fantastique, et suffisamment cohérentes pour ne pas aboutir à un relativisme plat, à quelque chose comme chacun voit le fantastique à sa porte, dans lequel se complaisent pas mal de lecteurs, et d’éditeurs, et de libraires, et de rangeurs de livres dans des rayonnages.
J’aime encore l’idée que ceci soit au cœur du fantastique : « Ô pensée du surnaturel ! obsession de la pensée du surnaturel ! mystérieuse obsession, dont l’esprit, sans relâche, est persécuté, et que rien d’humain ne peut vaincre, puisque c’est l’obsession du surnaturel ! » (Édouard Dujardin, « Un testament », p. 325). Il y a du fantastique sans surnaturel, me direz-vous. Sauf si l’on considère avec Ernest Hello que « le fantastique n’est pas toujours dans l’objet, il est toujours dans l’œil » (« Du genre fantastique », p. 1010).
Je n’ai pas grand-mérite à proposer ces bribes d’analyses : on en lit certaines, plus ou moins entre les lignes, non seulement dans les textes fin-de-siècle réunis ici, mais encore dans les diverses introductions de Nathalie Prince – avant chaque sous-partie. Elles sont toujours riches de réflexions, et donnent du sens à une organisation qui, en structurant l’ensemble, met les textes en valeur – sachant que le classement de tel texte dans telle partie n’était pas toujours le seul possible – et qui justifie en passant la présence d’un texte comme « Le Plus Bel Amour de don Juan ».
J’aime beaucoup, notamment, l’idée que « le mythe, c’est le moyen par lequel le fantastique fin-de-siècle retrouve une manière de transcendance. Et la mort, qui occupait nombre des récits présentés jusqu’ici, vient nourrir un tel élan mythographique » (p. 795-796). On peut ajouter que le mythe n’est qu’une des modalités par lesquelles la littérature fin-de-siècle se regarde elle-même – et que les auteurs de littérature fantastique l’ont tout autant théorisée que les auteurs classiques ont pu théoriser le classicisme, les réalistes le réalisme, etc., à en juger par les textes parfois très stimulant qu’on trouve en « Annexes ». On peut encore apprécier le pied-de-nez de l’éditrice, qui tout à la fin d’une présentation des mythes de Narcisse, Pygmalion et don Juan, en arrive à dire que « le mythe ultime d’une constellation fin-de-siècle fantastique… » (p. 805) est celui… d’Orphée !
Mais qu’on ne pense pas, sur la foi de cette critique, que le Petit Musée des horreurs ne puisse pas se lire sans théorisation, simplement pour le plaisir.
(1) #balancetaliste : auteurs anonymes, Guillaume Apollinaire, Paul Arène, Louis-N. Baragnon, Jules Barbey d’Aurevilly, Léon Bloy, Bruicour, Armand Charpentier, Jules Claretie, Henri Conti, Michel Corday, Gaston Danville, Camille Debans, Pol Demade, Charles Diguet, Édouard Dujardin, Georges Eekhoud, Charles Foley, Jean Frollo, Gustave Geffroy, Albert Giraud, Georges Godde, Remy de Gourmont, Louis de Gramont, Georges Grison, Carolus d’Harrans, Ernest Hello, Henri Lavedan, Bernard Lazare, Jules Lermina, du docteur de Lignières, de Jean Lorrain, René de Maricourt, Guy de Maupassant, Francis Melvil, Catulle Mendès, Lucien-Victor Meunier, Jean de Montmartre, Georges Montorgueil, Gabriel Mourey, Joséphin Péladan, Jules Perrin, Edmond Picard, Philippe Poirrier, Jean Printemps, Henri de Régnier, Adrien Remacle, Maurice Renard, Jean Richepin, Georges Rodenbach, Robert Scheffer, Aurélien Scholl, Marcel Schwob, Charles Erhardt de Sivry, Tête de Mort, Léo Trézenik, Jules Verne, George Villelongue, Auguste de Villiers de l’Isle-Adam et Émile Yvon.
(2) « Nous avons eu plaisir à extraire des nouvelles […] de recueils parfois indigestes » (p. XXV). J’imagine bien volontiers le plaisir d’« extraire des nouvelles », mais l’éditrice ne dit rien de son impression à la lecture desdits recueils !
(3) Si ce genre de compilations pouvait donner l’idée à des maisons d’édition de publier des recueils de Gourmont, Lorrain ou Rodenbach, ce serait chouette.
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Créée
le 23 juil. 2019
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