À la Racine
Si on retient souvent Phèdre de Jean Racine, qui est un des plus grands chefs-d'œuvre de la littérature, la version de Sénèque semble avoir moins bien passé l'épreuve du temps. Et je trouve ça bien...
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le 25 oct. 2024
Si on retient souvent Phèdre de Jean Racine, qui est un des plus grands chefs-d'œuvre de la littérature, la version de Sénèque semble avoir moins bien passé l'épreuve du temps. Et je trouve ça bien dommage, tant j'ai trouvé cette pièce puissante.
Phèdre est prise dans un amour impossible et criminel : elle aime son beau-fils, Hippolyte, qui est explicitement misogyne. De surcroît, le crime est double : incestueux et adultère, puisque Phèdre est l'épouse de Thésée, dont on ne sait s'il est vivant ou mort toutefois, en tout cas loin du foyer. Phèdre fera porter le crime à Hippolyte, ce qui provoquera un enchaînement de malheurs que je ne divulgâcherai pas.
Déjà, le mythe en lui-même a un potentiel énorme ; le personnage de Phèdre est un protagoniste parfait : elle est complexe, coupable mais pas tout à fait, éprise et tiraillée. Les personnages gravitant autour d'elles servent parfaitement l'intrigue : la Nourrice (Œnone chez Racine) est peut-être la conseillère la plus intéressante de toute l'histoire du théâtre, elle restera toujours fidèle à Phèdre, se rendant généreuse et coupable selon les situations : tentant de l'écarter de sa passion coupable initialement, elle est la première à l'entraîner dans ses crimes ensuite. Elle aura également un dialogue très intéressant avec Hippolyte, où elle voudra le convaincre de chercher l'amour, et où se révèlera le mépris du jeune homme pour les femmes. Hippolyte également convient bien à l'intrigue, car c'est lui qui rend les malheurs survenant dans la pièce plus cruels : son seul souhait était de vivre tranquillement sa vie de prince, s'occupant dans l'art de la chasse. C'est celui qui cherchait le moins de problèmes, et qui en subira des plus terribles. Thésée, roi se voulant être juste mais cédant facilement à ses pulsions, est la dernière pièce de ce puzzle qui ne promet que le mal.
Tout est tellement bien enchâssé... que ce soit les personnages ou l'intrigue en elle-même : Sénèque mène d'une main de maître l'action de cette pièce courte mais qui n'en est que plus parfaite ; il n'y a ni longueurs, ni élusions. On peut également aborder les dialogues pimentés. Si les magnifiques alexandrins de Racine n'ont pas grand monde à envier, la plume de Sénèque (du moins la traduction qu'on en tire) n'est pas en reste. Les répliques ont le mérite d'être très efficaces, et de rendre la pièce d'autant plus captivante. Il n'y a pas de grand lyrisme, mais une force dans les mots sans pareille. Voyez seulement la tension qui ressort par exemple de l'aveu de Phèdre à Hippolyte :
PHÈDRE :Ce nom de mère est trop noble et trop imposant; un nom plus humble convient mieux à mes sentiments pour vous. Appelez-moi votre sœur, cher Hippolyte, ou votre esclave : oui, votre esclave plutôt; car je suis prête à faire toutes vos volontés. Si vous m'ordonnez de vous suivre à travers les neiges profondes, vous me verrez courir sur les cimes glacées du Pinde. Faut-il marcher au milieu des feux et des bataillons ennemis, je n'hésiterai pas à exposer mon sein nu à la pointe des épées. Prenez le sceptre que m'a confié votre père, et recevez-moi comme votre esclave.
J'ai utilisé pas mal de fois les mots perfection, parfaitement, parfait, et je pense que ce n'est pas pour rien, car c'est justement ce qui ressort de cette pièce selon moi. Tout est parfaitement rendu. Je ne trouve pas de défaut à la pièce. Peut-être que les qualités en elles-mêmes ne sont pas poussées jusqu'au bout (ce qui peut être considéré comme un défaut me direz-vous), peut-être qu'il y avait moyen de rendre les dialogues encore plus forts, peut-être qu'il fallait rendre Hippolyte encore plus innocent (quoique je ne sais pas si à l'époque de la pièce c'était vraiment mal de détester les femmes, mais bien que la structure de la société romaine fût sexiste, je pense qu'on ne retirait en tout cas pas de mérite à cela)...
Donc, en effet, Phèdre de Sénèque n'est pas parfaite, mais frôle la perfection. Je pense qu'il faut redonner plus d'estime à cette version du mythe demeurant sous l'ombre de celle de Jean Racine, car Sénèque ne démérite absolument pas, et les différences entre les deux pièces (car bien que le mythe d'origine soit censé être le même, il y a en réalité pas mal divergences dans les deux intrigues) sont intéressantes à observer. Tout ça pour dire : il y a maintenant deux Phèdre dans mes pièces de théâtre préférées.
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le 25 oct. 2024
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