Le 5 mars 1936, deux jours avant la remilitarisation de la Rhénanie, le premier prototype du Supermarine Spitfire prend son envol. Non, ce n'est pas une navette spatiale dont la mission serait d'envoyer Marine la divine sur orbite, c'est un chasseur monoplace, fleuron de l'armada aérienne de Sa Majesté d'Angleterre, qui possédait un moteur Rolls-Royce Merlin 63 développant une puissance de 1 470 chevaux. Mais surtout, le jeudi 5 mars 1936 est la date à laquelle Paul Valéry prononce une conférence avec pour thématique la Philosophie de la danse. Cette conférence, très courte mais emplie de réflexions essentielles, est à ce jour l'un des seuls textes de philosophie à s'intéresser à la danse.


Paul Valéry, en amoureux de la danse qui ne danse pas, se joue finement du lecteur, en exposant d'abord le goût de l'homme pour de futiles actions : "L'homme est cet animal singulier qui se regarde vivre, qui se donne une valeur, et qui place toute cette valeur qu'il lui plait de se donner dans l'importance qu'il attache à des perceptions inutiles et à des actes sans conséquence physique vitale." Valéry semble dénoncer cet attrait déraisonné en apparence de l'homme pour la futilité de certaines actions qui n'ont véritablement aucun intérêt. Il insiste lourdement, allant même jusqu'à affirmer que "la création artistique n'est pas tant une création d’œuvres qu'une création du besoin des œuvres ; car les œuvres sont des produits, des offres, qui supposent des demandes, des besoins." La circonspection du lecteur est totale : voilà un homme qui dans le but de montrer son amour pour la danse commence par dénoncer la vanité des actions artistiques !


Mais c'était sans compter sur le génie de Valéry, qui s'empresse de lier ce propos introductif (happant le lecteur par son étonnement) à la position d'extériorité du philosophe par rapport à la danse et à sa démarche : "Il est beaucoup plus simple de construire un univers que d'expliquer comment un homme tient sur ses pieds." Ce que Paulo veut ici dire, à mon avis, c'est que le philosophe a une fâcheuse tendance à se placer dans une position d'auto-réflexivité (pensez aux Méditations Métaphysiques du vieux R'né : tout seul dans son fauteuil, il réfléchit sur lui-même), le condamnant à un mouvement de pensée solipsiste (c'est-à-dire une réflexion de soi sur soi, sans aucune intervention du mon extérieur). Non content d'avoir ri au nez et à la barbe (plutôt à la moustache d'ailleurs) du cartésianisme (et du kantisme aussi, mais sans la moustache cette fois), Valéry affirme également l'embarras permanent du philosophe quant à l'examen de tout ce qui touche au physique, à l'empirique, presque au trivial. Le philosophe n'est donc pas seulement un sacré nombriliste, c'est aussi un maladroit fini dès qu'il s'agit d'expliquer les choses qui apparaissent comme les plus simples.


Pour prouver ce qu'il avance, Paulo prend l'exemple croustillant de Saint-Augustin, complètement paumé dans sa réflexion sur ce qu'est le Temps : "Mais la danse, se dit-il, ce n'est après tout qu'une forme du Temps, ce n'est que la création d'une espèce de Temps, ou d'un Temps d'une espèce toute distincte et singulière." Le danseur ou la danseuse serait dès lors l'être capable de créer du temps, un temps qui lui correspond, qui lui est propre et dont il est le maître. Valéry va même plus loin, affirmant que la danseuse se trouve "dans un autre monde, qui n'est plus celui qui se peint de nos regards, mais celui qu'elle tisse de ses pas et construit de ses gestes." L'être dansant, de par son mouvement, de par son rythme en réalité, crée le temps, crée le monde : son temps, son monde. L'être dansant est cet être merveilleux et exceptionnel capable de création, de donner vie ; c'est un être d'action, de beauté et de puissance, bien loin du philosophe échevelé et de ses systèmes tripartites hégéliens.


Et de l'amoureux de la "danse des Idées" de conclure : "Cet art [...] est tout simplement une poésie générale de l'action des êtres vivants." L'être dansant, loin de l'homme qui "se regarde vivre", génère une action d'apparence futile et non-vitale, mais qui se révèle être en réalité une puissance de vie absolue, sempiternelle.


Je ne saurais que vous recommander de lire ce très court opuscule. D'abord parce que c'est moi qui suit à l'origine de la création de sa fiche Sens Critique. Ensuite parce qu'il est écrit par un amoureux, capable de transmettre instantanément son amour. Enfin parce que la philosophie n'est pas, justement, qu'une réflexion de soi sur soi, et ce petit texte le prouve à merveille.

Xavier_Petit
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le 7 oct. 2015

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