De nombreux auteurs — Theodor W. Adorno, Nikolaus Harnoncourt, Pierre Bourdieu, Anne-Marie Green, Orazio Maria Valastro... — se sont penchés sur la place et le rôle de la musique dans le monde actuel. Pendant des siècles la musique a été associée au sacré. Le son avait des propriétés surnaturelles nous l’avons vu. La lente désacralisation de l’art, amorcée depuis la Renaissance, a fait évoluer la chose. Certains déplorent cet état de fait comme Harnoncourt par exemple qui explique que : “L’homme de notre temps accorde plus de valeur à une automobile ou un avion qu’à un violon, plus d’importance au schéma d’un appareil électronique qu’à une symphonie...”. Et d’autres, comme Valastro, essaient d’étudier ce changement de statut de la musique sans verser dans la nostalgie ou le sentimentalisme mais portent un regard lucide et critique sur ce phénomène.

Certes notre regard sur la musique a changé, mais n’est-ce pas la conséquence du regard que les musiciens ont eux-mêmes porté sur leur propre travail ? Ne faut-il pas là y voir le résultat de l’évolution du statut du musicien en Occident — artisan au service de Dieu du Moyen Âge jusqu’à Bach tout d’abord, individualité ensuite qui lutte pour que son génie créateur soit reconnu — Mozart, Beethoven ; artiste technicien enfin, dont la finalité de son travail et de sa réflexion sont intégralement musicaux et se désintéressent de toute autre chose — Ballif, Grisey... Mais peut-on affirmer pour autant tout net que la musique a perdu sa place et ne serait plus qu’un simple fond sonore qui nous accompagnerait et auquel nous serions devenus insensibles voire indifférents ? Cette hypothèse appelle plusieurs remarques.

La musique, bien que n’étant plus liée la plupart du temps au divin, n’en a pas pour autant une fonction de simple décor, et n’est pas non plus un simple usage comme objet de consommation. Au contraire, la musique pourrait mener à un certain réenchantement du monde. Dans notre propos il ne s’agit pas d’appréhender l’étude de la musique dans une ligne progressiste ou rationaliste, mais plutôt suivre la façon dont elle “apparaît” dans le monde contemporain. La musique constitue en grande part le fond sonore de l’environnement. On se crée un répertoire de composition et de technique ainsi qu’un système de valeur qui sont la conséquence de notre environnement socioculturel.

Nietzsche plus qu’un autre philosophe permet d’aborder le continent musical. D’abord pour avoir été musicien, ensuite pour être le penseur dionysien par excellence. Pour lui, la musique est la pulsation du monde. Il conçoit le moment musical, non pas isolé de la sphère culturelle mais comme étant un moyen d’expression de celle-ci. “Que veut donc de la musique mon corps tout entier ? … c’est, je crois son allégement. Voilà pourquoi j’ai besoin de la musique. La musique n’a de cesse de théâtraliser et de rendre spectaculaire la catharsis qui tâche d’écarter par tous les moyens la nuit et la pénombre.”

Il est important de détailler quelques rapports contemporains entre musique et société, ainsi que leurs aspects dynamiques et le rôle important que joue la jeunesse.

La musique n’a cessé d’évoluer dans ces modes de création, de diffusion et de réception. On perçoit la succession et la coexistence de culture jeunes qui se constituent en tribus, sédimentées autour de styles musicaux. De façon général, chaque génération “consomme” en moyenne plus de musique que la génération précédente. Et en générale une musique différente de celle de la génération précédente. Les musiques serviraient ainsi à exprimer des conflits de génération en donnant une sorte d’identité à chaque nouvelle génération. (peut être inséré comme fonction de la musique). Si l’on retrace brièvement l’histoire de la musique on retrouve les étapes suivantes :

A ses débuts la principale fonction de la musique reste la glorification des Dieux. Elle prend peu à peu une valeur propre, où le musicien n’est plus seulement un “religieux” mais devient un artiste — ou plutôt un artisan. Pour Platon le rôle de la musique et de la danse est de réconcilier l’individu avec lui-même. On peut dire que le monde grec a été le premier à tenter d’analyser rationnellement la musique donnant naissance à un vocabulaire : rythme, mélodie, harmonie.
Pour Max Weber c’est la rationalisation spécifique à l’occident qui donne à la musique son caractère universel. C’est la création d’un système harmonique rationnel qui a permis une multitude de combinaisons et aussi l’invention progressive de la notation musicale. L’universalité et la capacité de progression de la musique occidentale viennent de cette tension entre logique et rationalité d’un côté et liberté, expressivité de l’autre. Avec l’arrivée de l’imprimerie musicale en 1501, cela va bouleverser la diffusion de la musique. Les goûts se diversifient d’une classe sociale à l’autre. La coexistence de musique vulgaire et de musique sérieuse, d’un public cultivé et d’un public populaire se concrétise peu à peu. Les rapports entre les pouvoirs et la musique, et plus exactement la question des effets moraux de celle-ci et de leur contrôle, ne cesseront de provoquer le débat, jusqu’à aujourd’hui avec la musique techno.

Mais quelle est alors la fonction de la musique ?

La complexification croissante des sociétés entraîne une multiplication des fonctions de la musique et de ses usages. En même temps que les rapports à la musique se diversifient, différents types de public apparaissent et se distinguent les uns des autres. La musique est donc liée à une hiérarchisation de la société, tout comme elle contribue également à la fusion des membres de celle-ci. Les musiques contribuent largement à la détermination des relations sociales. La fonction “communautaire” de la musique joue donc plus que jamais.

L’histoire musicale s’exprime, surtout à partir du XIXème siècle, par de multiples “retour à …”, des “néo…”, des redécouvertes qui montrent que l’histoire se “refait” en permanence. Aujourd’hui plus que jamais ce retour se fait voir, il s’agit d’un retour syncrétique, dans le sens que l’on reprend des styles déjà existent et l’on mélange. Ce mélange est l’originalité d’aujourd’hui. Cela crée une “nouvelle musique” que certains appellent de musique postmoderne, en référence à l’architecture du même nom que reprend différents éléments d’époque variées. Les styles de “musique nouvelle” sont assez variés.

La fin d’un certain dogmatisme entraînant la fin des écoles, les styles correspondent plus intimement à la personnalité des auteurs , et à leurs origines culturelles qui enrichissent leur inspiration. Les idées semblent être arrivée à saturation, un épuisement propre à l’époque postmoderne. La rationalisation de la musique semble être arrivée à un degré de saturation. On peut voir ici une manifestation du phénomène de déclin des idéologies.
On peut parler de la fonction de la musique comme simplement commerciale, avec une domination marchande, où bien la fonction de la musique en tant que vecteur d’une intellectualisation où les paroles sont les outils de contestation. Ou, encore, penser la musique comme moyen de s’évader, de transcender — voir la contribution de Nietzsche. Adorno n’explique pas exclusivement l’évolution de la musique savante par le seul faite du système technicien. Adorno parle d’une résistance de la musique, de l’art à une rationalisation défreinée. Une vision de la société où la culture est harcelée, voir pervertie par les industries culturelles — Kulturindustrie.

Cette vision de la musique comme une industrie, nous ramène aux pensées de Adorno qui rêvait avec nostalgie d’une “vraie” perception de la musique. Pour lui, le fait que la musique soit consommée implique la perte de toute “vérité sociale” de celle-ci. La musique “prétexte d’un divertissement non responsable et sans conséquence” subit donc une régression pour n’avoir plus qu’une “fonction de consolation , de réconfort…”. Une vision assez pessimiste quant à la passivité des masses et au pouvoir des industries culturelles. Ainsi qu’une conception trop idéaliste de la musique négligeant tout autre type de perception alors même que celles-ci font partie intégrante des œuvres musicales.

Il nous semble étrange de donner une seule la fonction à la musique, permettant une seule forme d’appréciation. La musique est par elle-même ouverte à tout type de réaction, sa perception et son utilisation sont valables par n’importe qu’elle biais, il s’agit la de l’essence même de la musique. Il s’agit d’une “démocratisation” de sa relation avec les sens. Une règle pour une appréciation bonne ou mauvaise nous semble très éloignée de la fonction première de la musique, c’est-à-dire, celle de se réconcilier avec soi même. Il apparaît réducteur de conférer à l’expérience musicale un rôle quasi exclusivement distinctif au point de négliger toute la dimension esthétique, au sens de jouissance et de partage de cette jouissance, partage qui implique une communication sur laquelle peuvent être fondées de nouvelles relations sociales. L’accent donné par Adorno sur la question de la fonction de la musique est marquée par une nostalgie d'une essence de la musique. Pour lui les auditeurs ne la perçoivent plus en profondeur, ils ne contemplent que la surface de celle-ci. Pour lui, la musique serait par excellence un art transcendant , c’est-à-dire, que seule la compréhension de celle-ci donnerait accès à une certaine transcendance, ce qui nous paraît une vision assez bourgeoise, celle de “l’art pour l’art”.

Selon Simmel : l’œuvre d’art n’a nul besoin du monde, elle serait souveraine et suffisante y compris face au consommateur. Mais il y a un paradoxe puisque même restant enfermé sur elle-même, elle baigne dans le courant de la vie, car le créateur finit par l’exprimer, et en dernière instance elle est renvoyée au consommateur. En se détachant des obligations religieuses, morales, la théorie de l’art pour l’art porte en soi un certain rationalisme.

Enfin, cette règle imposée à la fonction de la musique finit par nier les autres dimensions de la perception. Comme si la musique n’existait que pour une seule fonction, et que le simple divertissement, ou une gaieté sans fondement serait une attitude vil ou minorée par rapport à la musique.

Dès lors on peut légitimement s’interroger sur l’existence d’une industrie culturelle. La formation d’une culture musicale globale est liée à l’apparition d’une industrie culturelle, d’une industrie musicale. Les pratiques et les goûts culturels, et en particulier la musique, entrent dans les sphères de la consommation et de la communication.

Pour Adorno le fait que la musique entre dans la sphère de la consommation modifie sa perception au point que se mélangent les hiérarchies sociales entre classes populaires, moyennes et supérieurs. Comme une diagonale que traverserait la société. Pour lui l’art subit la dégradation, la perte de sa spécificité en tant qu’art au profit d’une jouissance plus au moins matérialiste. La “vraie” écoute de la musique est ainsi gravement altérée par les industries. L’écoute purement émotionnelle tend à supplanter l’écoute intellectuelle, principe bourgeois de “l’Art pour l’Art”. L’audition de la musique devient consommation dans laquelle prime l’émotion. La musique devient pur divertissement. Toujours selon Adorno l’industrie culturelle réifie toute culture et aliène le consommateur qui devient totalement passif. Une idée assez naïve de la réaction de la masse, elle n’est pas si passive que cela puisqu’elle exige du nouveau sans cesse.

On peut admettre que l’analyse de la marchandisation de la culture et en particulier de la musique, que fait Adorno est encore globalement actuelle. Cependant cette analyse reste très partielle surtout en ce qui concerne l’opposition entre les masses, toujours passives, et les industries, toujours puissantes. Analyse qui peut s’expliquer pas sa dimension idéologique, pas une optique marxiste, les infrastructures économiques qui influenceraient directement les comportements et les pensées des individus. Selon Edgar Morin “Il faut considérer le sujet comme à la fois totalement dépendant et véritablement autonome” . Dans l’Esprit du Temps, il montre que les rapports entre industrie culturelle et masse sont plus complexes qu’un simple conditionnement, mais ne sont pas forcément de l’ordre du conflit . Il existe tout un ensemble de dialectiques, de contradictions que R.Ortiz appelle la subordination.

La standardisation, que dénonçait Adorno, ne peut être totale, l’innovation est toujours présente, la nécessité de la nouveauté , même si la nouveauté n’est bien souvent qu’un simple recyclage. Les industries culturelles ne s’adressent pas a une masse amorphe mais jouent sur une dialectique entre individualisation et universalité. Donc production et consommation fonctionneraient comme un cercle de causalité où l’un produit l’autre. Phénomène sous-estimé par Adorno.

Les nouvelles techniques jouent un rôle important. L’appel à l’aide de la technique n’implique pas forcément que celle-ci dicte sa loi au musicien. Les innovations technologiques du XX siècle ont, en effet, des conséquences majeures et dans de multiples dimensions sur la musique. L’apparition de la technologie tant au niveau des supports que des médias bouleverse en profondeur le rapport à la musique.

Un des éléments qui nous intéresse le plus est celui de la démocratisation, que la technologie peut apporter au travail des musiciens et artiste en général. Il s’agit d’analyser le milieu musical, en prenant le parcours de la confection , diffusion et distribution — via internet — qui nous paraît avec l’aide des nouvelles techniques être plus libre, plus effervescente. Ainsi que la possibilité d’échange entre différentes cultures musicales, un syncrétisme culturel.

L’industrie musicale a une structure assez proche de la conception qu’avait Adorno de l’industrie culturelle en général. Mais peut-on pour autant dire que la musique n’est plus qu’un simple produit de consommation ? La réponse n’est pas oui. Prenons un exemple très parlant. En 1995 les meilleures ventes de disques furent enregistrées par les Beatles — 25 ans après leur séparation ! — à l’occasion de la sortie de leur anthologie. Qu’avait-on ressorti des fonds de tiroir pour pousser des millions de gens à mettre la main à leur porte-monnaie267 ? Des bandes d’une étonnante médiocrité en fait — un concert live donné par le groupe à la BBC en 1965 — et dans lesquelles il leur arrivait de jouer faux, des enregistrements inachevés pour une raison ou une autre — Lennon éclate de rire au milieu d’une phrase, Ringo rate le démarrage... — avaient été publiées sous le titre trompeur d’anthologie.

Si nous nous en tenons à la définition donnée par le dictionnaire : “un recueil de morceaux choisis d’oeuvres littéraires ou musicales de première qualité” on ne peut que conclure à la mauvaise foi. Tout ceci pour dire quelle importance la musique a toujours dans notre société, n’en déplaise à Harnoncourt ou Adorno. Car, si l’on y réfléchit bien, peu d’industries ont osé traiter les consommateurs avec un tel dédain. Aucun constructeur automobile n’a osé nous vendre des prototypes n’ayant pas abouti au prix des modèles neufs. Aucun cinéaste n’a songé à diffuser en salle les chutes de ses œuvres avant le passage à la table de montage. Aucune entreprise de bâtiment n’imaginerait un instant de vendre des semi-appartements dépourvus de sanitaire ou munis d’une installation électrique hasardeuse.

Il ne faut pas se féliciter de cet état de fait mais simplement constater que la musique tient toujours, dans le cœur des hommes, une place particulière. On peut s’en louer ou assimiler cela à du fanatisme — la beatlemania par exemple — mais on ne saurait nier son existence
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le 10 avr. 2013

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