Critique de Shaynning
Second opus de la série qui a gagné le Prix des Libraires du Québec dans la catégorie BD étrangère, "L'ombre de l'oiseau" est plus sombre et profond, mais prend place dans un monde plus élaboré,...
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le 23 oct. 2022
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Incontournable Octobre 2023
Une histoire touchante sur les thèmes du pouvoir d'agir, de la santé mentale et du partage culturel, ce petit membre de la collection Petit Poucet propose l'histoire d'un jeune inuk qui chemine pas à pas hors de sa déprime à l'aide de son "guerrier intérieur" bienveillant et grâce à un voyage en terres mongoles, ou il réalise ses forces et cultive des refuges mentaux. Une histoire forte et très pertinente ou la bienveillance envers soi et le processus de guérison sont mit en lumière.
Piari est un jeune Inuk de Kuujjuaq, au Nunavik, dans le Nord québécois. Depuis trois jours, il vit une peine constante qui le fait pleurer sans discontinuer. Quelque part dans son chagrin lui apparait la figure légendaire de Gengis Khan, empereur mongol, qu'il a découvert dans un livre. Il se fait d'ailleurs la réflexion qu'un pareil guerrier ne serait certainement pas en train de pleurer ainsi. Mais le jeune inuk rencontre une incarnation de Gengis Khan à ses côtés. Loin d'être bourru, le grand guerrier l'encourage à verbaliser ses soucis, puisqu'il a eu le courage de l'interpeller. Avec sa patience et sa bienveillance, le jeune homme va peu à peu se mettre en mouvement et sortir de sa torpeur. Quand il parvient à arrêter de pleurer, un constat s'impose: le nuage gris qui l'entoure le suit partout. le Grand guerrier lui dit qu'en effet, ce nuage le suivra et que seul un mouvement plus rapide lui viendra à bout de le distancer. Piari a alors une idée: Faire un voyage au pays des chevaux qui le fait rêver, la Mongolie. Dans ce pays, il y découvrira ses forces, côtoiera de formidables personnes et se créera de précieux souvenirs. Plus important encore, il fera connaissance avec la réelle forme de cette incarnation qui le suit. Il ne s'agissait pas de Gengis Khan, mais de sa force intérieure, son "Grand guerrier" intérieur. D'autres nuages viendront dans la vie de Piari, mais maintenant, il sait qu'il peu se relever et possède de précieux refuges au coeur de ses souvenirs heureux.
Woah, ce doit être le roman débutant le plus profond que j'ai lu! Réussir à formuler un sujet aussi complexe en quelque chose de cohérente et relativement simple pour servir son lectorat, franchement, je suis impressionnée.
Il y a divers aspects que nous pouvons traiter ici. Un des plus importants, selon moi, est la santé mentale. Pour beaucoup de gens, la "santé mentale" réfère encore à son sens strictement pathologique, mais traiter de santé mentale réfère en réalité à la santé de la psyché. C'est le pendant complémentaire de la santé physique, en somme. Piari vit une sorte de déprime, qu'on pourrait peut-être considérer comme une forme de dépression, mais je n'irai pas jusque là. Piari pleure et reste statique sur son rocher. Ce n'est pas son corps qui souffre, mais bien son esprit: "J'en ai perdu mes repères, Grand Guerrier. Je me sens très seul". Que faire? Qu'en penser?
Déjà, et c'est sans doute la première grande priorité quand on parle de santé mentale, c'est de valider les émotions ressenties. C'est spécialement vrai pour les garçons, qui sont encore victimes de la masculinité toxique du vieux modèle désuet et erroné du "Mâle Alpha viril". "Valider", c'est-à-dire "reconnaitre" et accepter l'émotion, sans chercher à le minimiser ou le banaliser. C'est ce que fait l'incarnation de Gengis Khan en disant "Tes larmes ne me gênent pas. Il est bon de pleurer. [...] Les larmes purifient et allègent le corps du poids accablant de la tristesse." On a tort d'empêcher ou de ridiculiser les larmes associées à la tristesse. La tristesse est une émotion, elle a donc une fonction, ça na rien d'une faiblesse, c'est un outil. Elle permet de relâcher la pression, d'apaiser les tensions et d'externaliser une souffrance psychique. Bref! Par la suite, Gengis Khan propose une sorte de marche à suivre, étape par étape, pour guider Piari et sa méthode est assez similaire à une intervention psychosociale, en simplifié.
Si prendre acte de la situation et valider les émotions sont les premières étapes, amener la personne a se mettre en action est la suivante. Un petit changement à la fois. C'est contre-productif de tout vouloir changer en une fois, ça ne va se solder que par un échec et il faudra recommencer au complet. Au contraire, faire vivre de petites victoires avec des objectifs raisonnables fonctionne bien mieux. Piari sourit. Première victoire. Piari se lève. Deuxième victoire. Piari se déplace. Troisième victoire. Tranquillement, et avec l'appui bienveillant de Gengis Khan, Piari en vient même à formuler un réel défi: Aller en Mongolie, chevaucher des chevaux. Remarquez que c'est Piari qui formule ce défi, pas Gengis et c'est très important de noter cette nuance. Pour renforcer le pouvoir d'agir des gens sur leur vie, les idées doivent venir de ces personnes, avec l'aiguillage d'un guide, possible, mais l'idée est de faire que la personne s'approprie son cheminement en suivant une voie qui lui convient, à la hauteur de ses capacités actuelles.
La seconde partie du roman nous amène donc en Mongolie, sur les steppes. Piari apprend à chevaucher, certes, mais seulement. Il découvre ses forces, vit de nouvelles victoires et oeuvre sur le second grand thème de ce récit: l'estime de soi. Il le fait au contact des gens, vous noterez, ce qui implique un aspect non négligeable: La présence "d"alliés". On ne bâtit pas une estime de soi que sur sa propre personne seulement. Il n'y a que les narcissiques pour le croire. L'estime de soi passe par les autres aussi, que ce soit en tant que modèles positifs, en tant que motivateurs, en tant qu'êtres aimants et en tant que figures sécurisantes. Ici, Piari découvre des gens formidables, sa famille d'accueil et plus spécifiquement Galzagd, qui devient son ami.
Vers la fin, il y a un dernier acte qui me semble très notable et qui est relative à Piari lui-même. Quand Gengis Khan lève les yeux vers une montagne, Piari interprète cela comme un défi, celui d'escalader la montagne. À son sommet, Piari connait un moment de paix et d'accomplissement. Il en pleure de joie, même. Gengis Khan se fait demander par Piari si le nuage reviendra. Lle guerrier ne cherche pas à camoufler la réalité et explique: "Il [ le nuage] reviendra, quoi que tu fasses. [...] Il faut parfois se rendre très loin pour retrouver ce qui est pourtant si près, à l'intérieur de soi. La paix que tu ressens ici, tu ne l'oublieras jamais. Les nuages vont et viennent, parfois sans prévenir. Lorsque tu te retrouveras de nouveau dans l'ombre d'un nuage, souviens-toi de ce moment de quiétude, ici, au sommet de cette montagne. Les souvenirs heureux sont des refuges que l'on peut revisiter lorsque le temps s'assombrit."
Se construire des souvenirs et connaitre des sentiments forts et heureux, sont de belles références . D'où l'importance de vivre des expériences diverses, d'où l'importance d'avoir des amis sains et des activités motivantes. L'estime de soi possède ses piliers et ceux-ci sont liés à nos sources de réconfort et d'accomplissements, qu'elles soient de l'origine des sentiments ou des actions. En voyageant, en rencontrant des gens bienveillants et se découvrant plus capable qu'il ne le croyait, Piari n'a pas seulement consolidé ses bases d'estime de soi, il se donne l'occasion d'affronter les prochaines tempêtes plus sereinement. Ce n'est pas une certitude que cela le protégera des tourments et des déceptions, mais il sait maintenant qu'il des forces pour passer au travers.
Aussi, un thème important et qui a jalonné le récit est la "bienveillance envers soi". On parle beaucoup de la bienveillance envers les autres et bien sur, elle est essentielle. Cela dit, on oublie de parler de la relation de "soi envers soi". Ça peut semblé étrange, mais tenir un discours bienveillant envers soi-même est un facteur de protection en lui-même, contre les nuages et contre les gens malveillants. Piari l'illustre quand il se pense incapable de faire certaines actions, au début. Cela va changer quand, à la fin, il découvre que Gengis Khan est en réalité un reflet de lui-même, sa "voix intérieure" ou sa force intérieure. Il a donc été guidé par lui-même tout ce temps. Si dans la vraie vie, ce n'est pas aussi simple, reste que ce que la fiction illustre est en grande partie vraie. Nous avons en nous le potentiel d'être notre "meilleur.e ami.e", notre plus grand.e allié.e. Il existe au fond de nous la volonté d'aller de l'avant et cette force nous tire vers le haut. Surtout, elle peut être bienveillante, si on apprend à la rendre bienveillante ou qu'on lui laisse la chance de l'être. Dans un monde très axé sur la performance et la compétition, cette voix devient très souvent sévère et impitoyable dans la tête de nos jeunes, comme de nos adultes. Il est donc tout aussi essentiel, je pense, de parler et de valoriser un discours intérieur bienveillant. Se donner le droit d'échouer, de faire des erreurs, de se sentir perdu ou incertain, c'est normal et c'est humain. Donc, le reflet bienveillant de Piari est un formidable personnage et j'en souhaite bien plus encore dans la littérature jeunesse.
Enfin, je souligne que cette version très sensible et sage de Gengis Khan, même si on apprend qu'il s'agit d'une voix intérieure, reste un bel archétype du Guérrier. Loin du sanguinaire et conquérant stéréotype, ici, on observe une dimension différente, celle de la force mentale et de l'expérience, que les vrais guerriers ( surtout les plus habiles) avaient bien plus qu'on le pense, Histoire à l'appui.
Dans un autre ordre d'idée, je me réjouis de voir un univers qui fait le parallèle entre deux mondes fascinants, celui des inuits d'Amérique du Nord et celui des Mongols d'Asie. Deux mondes du Nord et de culture entre nature et traditions millénaires. J'ai trop rarement la chance de voir ces deux mondes, mais les voir ensemble, c'est vraiment super. C'est d'autant plus vrai qu'il s'agit ici de littérature jeunesse débutante, très peu diversifiée sur les ethnies et les cultures. Pour la petite histoire, sachez que l'auteur, Piari Kauki Gentes, est un inuk qui a réellement voyager en Mongolie, il y a donc de l'inspiration de faits réels dans cette histoire.
Les illustrations sont vraiment très jolies et la couverture très symbolique. On y voit Piari qui se dresse comme le grand Guerrier qui est son modèle, en regardant par dessus les nuages. Pour reprendre les mots du Guerrier intérieur de Piari: "Un guerrier n'est brave que s'il est vulnérable. La vulnérabilité est le terreau du courage."
Quant au texte, il est vraiment très beau, habile et avec une belle richesse de vocabulaire. C'est donc un livre tout trouvé pour les habiles lecteurs de la 2e année (6-7 ans) et peut convenir tout-à-fait à la troisième année (7-8 ans) .
Une pépite d'une rare richesse, un baume pour l'âme, qui fait son entrée dans la littérature débutante québécoise et autochtone. À rependre dans toutes les écoles et les bibliothèques.
Pour un lectorat débutant, 7-8 ans+
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Créée
le 20 oct. 2023
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