Lâcheté et mensonges
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le 29 nov. 2019
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Comment, en bon fan de Leonard Cohen, aurais-je pu réagir négativement à l’annonce que le prochain recueil de nouvelles de Stephen King s’intitulerait You Like It Darker, en référence au dernier album du génial barde canadien, You Want It Darker (une petite « trahison » du titre pour laquelle King s’excuse dans la prologue du livre) ? Le problème est que la traduction en français perd évidemment la référence, alors qu’on peut considérer qu’elle est toute sauf gratuite : s’il y a un thème omniprésent dans les douze nouvelles ou « novelas » (c’est-à-dire courts romans) regroupés dans ce nouveau livre, c’est bien celui de l’âge qui s’avance avec son poids de menaces (et parfois de soulagement et de « libérations ») : même si King n’a pas l’âge d’un Cohen écrivant ses dernières chansons au seuil de la mort, il n’a pas dû avoir de difficulté à comprendre et à ressentir ce que ces chansons disaient. En fait, si ces récits sont « sombres » (plutôt que « noirs »), ce n’est pas parce que King se serait évertué à augmenter encore leur degré d’horreur par rapport à ses habitudes, mais bien parce qu’en les lisant, on sent l’approche de la fin, la vraie, la « naturelle »… Et que quelque part, c’est là une chose susceptible de bien plus nous effrayer que les nouveaux monstres qui sortiraient du placard du « maître de Bangor ».
Comme toujours chez Stephen King, il est ici avant tout question de plonger au cœur des ténèbres humaines, le surnaturel venant comme une sorte de « valeur ajoutée », ou non, pour enrichir la fiction, sans en être, la plupart du temps, le centre. La majorité de ces histoires – toutes passionnantes, quelques unes « sublimes » – est construite sur un basculement du quotidien dans l’effroi.
Il y a, parmi les douze récits sélectionnés, trois qui sont particulièrement longs, et qui, évidemment, pèsent lourds dans la manière dont Plus noir que noir marquera son lecteur. Le premier, Two Talented Bastids est une nouvelle tentative d’imaginer quelles pourraient être les origines de l’inspiration artistique, ou mieux encore, du talent. On sait que King se débat toujours avec cette interrogation sur la source de ses idées, expliquant – comme il fait encore une fois ici dans la postface -, que certains de ses textes lui « arrivent » déjà écrits en tête, et qu’il ne lui reste plus qu’à les retranscrire sans rien y changer sur son ordinateur ! Two Talented Bastids propose une explication vaguement « SF », captivante, divertissante, mais surtout très significative de ses propres interrogations.
Le second texte long est aussi le plus pur « polar » du livre (on sait que le polar, le thriller, est un genre que King a embrassé avec succès au cours de ces dernières décennies), et sans doute l’histoire la plus passionnante, grâce à une remarquable tension qui va aller crescendo. Danny Coughlin’s Bad Dream joue avec l’impact dévastateur d’un rêve (ou d’une vision psychique, c’est la note fantastique…) sur la vie d’un honnête homme, Danny, qui prendra une suite de mauvaises décisions. Mais, comme c’est presque toujours le cas, la force de l’histoire vient de l’impressionnant antagoniste imaginé par King, un flic psychotique terrifiant.
Le dernier s’intitule Rattlesnakes, que l’auteur relie à Cujo par son personnage principal, Vic Trenton : désormais veuf, celui-ci cherche à échapper à son chagrin en Floride. Sa rencontre avec une voisine obsédée par la perte de ses deux fils jumeaux mordus par des serpents à sonnette, va le plonger dans une histoire d’horreur qui est, cette fois, du "pur Stephen King" . Il est d’ailleurs amusant de constater que, malgré l’efficacité du récit, on aura l’impression, pour une fois, de « voir les ficelles » que tire l’auteur, sans doute ici trop dans sa zone de confort…
On ne va pas détailler ici chacun des neuf autres textes, plus courts, qui composent Plus noir que noir : chacun a son charme, qui agira plus ou moins efficacement suivant le lecteur, ses goûts bien sûr, mais également son expérience personnelle et intime. Personnellement, ayant beaucoup (trop) voyagé en avion, j’ai adoré The Turbulence Expert qui joue sur une peur très commune et la transforme en quelque chose de bien mystérieux : ce pourrait être le point de départ d’un roman complet, d’ailleurs.
J’ai également été sensible à la manière dont Stephen King offre une solution originale – et terrifiante – pour échapper à la mort dans Willie the Weirdo, une sorte de « précipité » en quelques pages du génie de l’écrivain : une idée simple mais géniale, narrée à travers des situations quotidiennes et des dialogues plus vrais que vrais, pour une efficacité totale. Et puis, il y a… Mais non, mieux vaut vous laisser découvrir vous-même toutes les autres !
Si l’on voulait chercher la petite bête à King, on regretterait qu’il n’y ait ici aucun texte aussi audacieux, aussi novateur que le magique La vie de Chuck, petit bijou du précédent recueil, Si ça saigne, datant d’il y a quatre ans déjà. On sait que King a en lui beaucoup d’autres formes de littérature que le fantastique et le polar, et on aimerait bien qu’il prenne encore plus de risques, se mette même en danger en tant qu’auteur « commercial »… avant qu’il ne soit trop tard ! (… yes, we « want » it darker !)
You Like It Darker a été reçu avec une pluie de louanges à sa sortie, aux USA comme au Royaume-Uni, suscitant des interrogations audacieuses, du genre : « S’agit-il de son meilleur livre ? » Ou du « meilleur de ces dix dernières années ? » Inutile de trop tergiverser, le plaisir que j’ai pris à le lire – en anglais cette fois, car je n’ai pas pu attendre que la traduction française sorte, et il faut bien reconnaître que sa prose est souvent plus convaincante en VO – a été en effet intense, et j’ai envie d’écrire que Stephen King démontre ici (mais n’est-ce pas un peu toujours le cas ?) son talent inégalé pour arpenter les tréfonds de l’âme humaine : j’allais écrire qu’il m’a paru ici en pleine maîtrise de ses moyens. Mais je me suis ravisé : n’en a-t-il pas toujours été ainsi, finalement ?
[Critique écrite en 2025]
https://www.benzinemag.net/2025/02/25/plus-noir-que-noir-de-stephen-king-yes-we-want-it-darker/
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