Leconte de Lisle et ses recueils antiques ou barbares avaient tout pour me plaire. Poète admiré par Baudelaire, traducteur de textes grecs, composant des poèmes truffés de références bibliques, de légendes, de mythologies nordiques, d'Indes et d'îles (l'auteur est né à la Réunion). Même des mots pourtant familiers se teintent d'étrangeté sous ses orthographes peu courantes. Bref, une fraîcheur exotique et primitive. Et bien non ! tout cela ne fonctionne que trop rarement...
Il est certes vrai que l'auteur maîtrise et manie à merveille sa boite à outils poétique ; chaque ver est parfaitement rythmé, chaque verset rigoureusement construit et méritent la plus profonde admiration. Mais, si en tant que chef de file parnassien, il à voulu rompre avec les plaintes du "je" romantique, il y reste pourtant bel et bien coincé dans la forme avec de longues pièces hugoliennes étalées sur des dizaines de pages où tout coucher de soleil est eschatologique et la moindre averse un Déluge.
Très vite fatiguant, très vite lassant. Les longs épanchements ne font, en fin de compte, qu'être déversés à côté. On est alors loin de la froideur qu'on a souvent voulu prêter à De Lisle mais aussi du raffinement léger de Gautier qui encourageait à "ciseler" et à "limer". Le premier paraît, lui, être resté au seul travail de la gouge.
«[...] chez Lecomte de Lisle, on sent le besoin de la solidité, fût-elle un peu massive.» — Proust
On a en effet l'impression, à parcourir ces runes, de s'user les doigts sur le grain épais d'un bloc cyclopéen à peine dégrossi ; ce qui pourrait avoir son charme "barbare" bien évidemment, si seulement les poèmes parvenaient à varier les matières et les textures et à alterner les modes. En somme à laisser du mystère et plus de place à l'imagination derrière la tyrannie de la description objective. Au final, le ton toujours épique, les métaphores toujours totales, les destins toujours cosmiques finissent par engourdir le moindre sentiment esthétique et par étouffer de pourtant très beaux passages.
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Voici. Quaïn errait sur la face du monde
Dans la terre muette Eve dormait, et Seth,
Celui qui naquit tard, en Hébron grandissait.
Comme un arbre feuillu, mais que le temps émonde,
Adam, sous le fardeau des siècles languissait.
Or, ce n'était plus l'Homme en sa gloire première,
Tel qu'Iahvèh le fit pour la félicité,
Calme et puissant, vêtu d'une mâle beauté,
Chair neuve où l'âme vierge éclatait en lumière
Devant la vision de l'immortalité.
L'irréparable chute et la misère et l'âge
Avaient courbé son dos, rompu ses bras nerveux,
Et sur sa tête basse argenté ses cheveux.
Tel était l'Homme, triste et douloureuse image
De cet Adam pareil aux Esprits lumineux.
[...]
— La fin de l'homme