Ni vraiment un roman, ni tout à fait une nouvelle, mais « à chute » dans tous les cas, Portrait en pied de Suzanne raconte à la première personne la complexité d’une relation où l’amour se combine à la haine. Il fait par ailleurs partie de ces récits fantastiques – au sens large – que je trouve les plus perturbants : ceux qui jouent sur l’organique – ici une demi-métamorphose, aussi énigmatique que sujette à caution, compte tenu de ce que le narrateur dévoile de lui par ailleurs. Autrement et familièrement dit, Portrait en pied de Suzanne est casse-gueule.
Qu’un personnage de roman soit envahi d’un accablant sentiment de tristesse ressemble fort à un cliché. Mais le récit de Topor réinvestit ledit cliché : « Brusquement, je suis frappé par la sonorité du mot “choucroute”. Je le prononce plusieurs fois en variant l’intonation. Un accablant sentiment de tristesse m’envahit. » (p. 17 en « Folio »). On a là un exemple de ces notations, récurrentes ici, dans lesquelles un constat froid porte en germe les délires d’un narrateur à soigner. Car cette parodie de roman psychologique – entre autres – a tôt fait de dévoiler un narrateur très peu fiable.
C’est ainsi que les quelque quatre-vingts pages de Portrait en pied de Suzanne gagnent en volume. Si « Mon appétit n’est qu’un prétexte. En fait ma boulimie est provoquée par le manque d’affection. » (p. 32) est l’expression limpide du mal-être d’un narrateur suffisamment sain pour faire lui-même son diagnostic, que penser d’un passage comme « Avec moi, la plus banale mésaventure tourne aussitôt à la tragédie. » (p. 41) ? Délire paranoïaque ou constat objectif ? Et ne parlons pas d’une phrase comme « Mon pied gauche est ce que j’ai de mieux. / C’est Suzanne. » (p. 45) ? De là naît la richesse du texte – qu’on l’appelle ambiguïté, profondeur, richesse, fantastique… –, qui contraste singulièrement avec sa sobriété stylistique.
Il ne faut pas se méprendre sur le fond d’humour noir dans lequel baigne le texte : une formule comme « je dois être pauvre puisque j’attache une grande importance à mon travail » (p. 9) n’est que le constat sans pitié d’un narrateur peu à l’aise – c’est le moins qu’on puisse dire – avec les conventions sociales. Si l’humour noir n’était qu’une sorte de fantaisie cynique, le récit de Topor n’en relèverait pas. Chez Topor, c’est la vie elle-même qui est noire. Dans cette noirceur, le sentiment de la chute (« Un obèse poilu, voilà ce que je suis devenu. J’ai envie de vomir. Et pourtant, il n’y a pas si longtemps, j’étais encore un enfant lisse. Quelle déchéance ! », p. 34) et l’inadaptation sociale à un monde hostile ne sont pas les ingrédients les plus fades.
À la réflexion, ça ressemble à du Kafka. Celui de la Métamorphose.