On pourra dire que la dernière œuvre de Giraudoux est une bien curieuse pièce.
Lucile Blanchard, Procureure Impériale (nous sommes à la fin du Second Empire) de la ville d'Aix-en-Provence, modèle de vertu, apprend au mari de Paola l'ignominie dans laquelle son épouse est tombé. Pour Paola, cette dénonciation est un crime contre la solidarité de sexe. Sa vengeance est implacable : par une intrigue rocambolesque qui ne passe que parce que nous sommes au théâtre, Paola fait croire à Lucile qu'elle a été "violenté" dans son sommeil et que son corps n'a point détesté l'expérience. Au terme de la pièce, Lucile se suicide pour expier son crime : ne pas s'être rendu compte par elle-même qu'elle n'avait pas fauté. Car d'avoir cru qu'elle avait fauté a suffit à réveiller les désirs de Lucile et à lui faire voire son mari tel qu'il l'a toujours été : quelconque et sympathique.
Si la pièce est dénuée de ces moments d'une beauté terrible et vertigineuse qui hissent certaines pièces de Giraudoux au rang de chef-d’œuvre (Zeus qui envie l'amour que se portent les mortels dans Amphitryon 38, Andromaque qui promet à Cassandre que la Guerre de Troie n'aura pas lieu dans la pièce éponyme, etc.), l'opposition entre ces deux personnages (Pamela contre la Marquise de Merteuil, note finement la postface), quasi caricaturaux, ne manque pas d’intérêt, Lucile prétendant que sa vertu fait mesurer à Paola de sa propre bassesse, Paola rétorquant, en substance, que Lucile est une fausse frigide et qu'elle a, en fait, autant le feu au derrière qu'une autre.
Il y a quelque chose de fascinant dans ces personnages, certes dénués de crédibilité (nous sommes aujourd'hui habitués aux psychologies multipolaires) mais qui, pour cette raison, explorent leur caractère jusque dans ses replis les plus profonds. Cela m'a rappelé Ibsen (l'appareil critique de la collection la Pochotèque étant ce qu'il est, peu de chose, je ne sais pas si Giraudoux l'avait lu) et ses personnages fascinés par l'absolu, souvent détruit par leur propre refus de compromis.
Ce n'est pas la première fois que je vois développée chez Giraudoux cette idée d'une coterie mondiale des femmes, solidaires contre un ennemi qu'elles dominent, mais Pour Lucrèce est la seule pièce où ce ressort soit au cœur du processus dramatique. On pourrait même dire que Lucile déclenche la fatalité tragique par sa révolte, non contre les dieux comme c'est le cas dans la tragédie classique, mais contre son sexe. Originalité géniale de l'écrivain qui laisse songeur...
Le titre de la pièce mérite tous les applaudissements. Giraudoux laisse le lecteur choisir si Lucile est la Lucrèce dont parle Tite-Live (la vertueuse romaine qui, met fin à ses jours pour échapper à la honte de s'être fait violer par Sextus Tarquin) ou Lucrèce Borgia (renommée pour son goût de la luxure). Le suicide de Lucile est vue par tous les acteurs de la pièce comme le triomphe de la vertu mais n'est-il pas plutôt l'aveu d'une faiblesse, la découverte de la chair libérée du mariage n'a-t-elle pas fait comprendre à l'honorable matrone romaine qu'elle n'était guère différente de la fille du premier Borgia venu ? Que la vertu n'est qu'un mot qui empêche les deux faces de l'âme humaine de se voir ? Mais quel beau mot, que celui de pureté, répond Lucile...