"Vous êtes les cavaliers du dernier souffle"
8,8/10 de moyenne pour cinq romans : il suffit de voir ça pour comprendre que j'aime beaucoup Laurent Gaudé. Mais même en partant avec un a priori positif, j'ai été ébloui par son dernier roman en date, Pour Seul Cortège.
Il s'agit d'un roman polyphonique : Gaudé donne la parole à plusieurs, dont les pensées se croisent pour former la trame du texte. Trame sur laquelle se tisse une tragédie : la mort, annoncée dès les premiers mots, d'Alexandre le Grand et la dislocation de son empire.
Il y a Dryptéis, fille de Darius le Perse, qui a vu l'empire de son père tomber sous les coups du Macédonien. Sa vie fut une telle succession de drames personnels qu'elle a décidé de se couper du monde, de rompre le lien qui la liait avec le reste de l'humanité. Elle vit retirée par un temple perdu, entourée de prêtres uniquement dévoués à leur mission, et protégeant son fils de quatre mois.
Il y a Ericléops, soldat qu'Alexandre a chargé d'une mission suicide et qui revient vers lui.
Et il y a Alexandre lui-même, le conquérant du monde, le tombeur d'empires, le tout-puissant empereur qui vit sa propre tragédie : "il ne sait pas mourir".
On peut diviser le roman en deux parties : l'agonie d'Alexandre d'abord, puis les conséquences de sa mort.
Les conséquences sur l'empire.
Car Alexandre, c'est l'empire. Il est présent partout. Il est présent dans le moindre soldat. Il est la conquête et les frontières constamment repoussées vers des pays étranges où nul n'a jamais mis le pied. Il est aussi les massacres commis par des soldats conquérants. Il est la guerre et la chute de la Perse : "d'une place à l'autre, de ruelles en ruelles, partout, elle les entendait toujours répétées sur le même ton : "ordre d'Alexandre" et les toits s'effondraient. "Ordre d'Alexandre", les flammes léchaient les façades millénaires des palais, les peintures cloquaient, les bœufs ailés se tordaient. "ordre d'Alexandre", tout l'Empire brûlait."
Dryptéis comprend, avec douleur, qu'il est impossible de se cacher d'Alexandre : elle pensait être oubliée du monde dans son temple lointain, mais même aux confins de l'empire Alexandre est là pour la retrouver et la ramener à lui.
Alexandre est présent aussi en Ericléops. Il accomplit sa mission, porté vers une mort certaine par les paroles prononcées par l'empereur. Il chevauche sur la confiance d'Alexandre.
Bien entendu, si Alexandre est l'Empire, alors la mort d'Alexandre signifie la mort de l'Empire. La seconde partie du roman, qui se déroule après le décès de l'empereur, montre un monde qui sombre rapidement dans le chaos. L'écriture de Gaudé, avec ses phrases brèves et ses ellipses, accélère encore le mouvement. Tout s'effondre. L'Empire est déchiré par les lieutenants qui secondaient Alexandre et qui, maintenant, s'entretuent pour son héritage. Et c'est au milieu de ce chaos que quelques personnages font tout leur possible pour sauver Alexandre.
Car dans ce roman, les morts sont les personnes les plus vivantes (alors que, bien souvent, les vivants ne pensent qu'à la mort). Et Laurent Gaudé de nous décrire un fantastique convoi funéraire qui accompagne la dépouille de l'empereur. Un convoi qui représente tout ce qui reste de l'unité de l'Empire. Tout ce qui reste de la dignité du conquérant. Et le roman devient l'incroyable et sidérante épopée de la dépouille mortelle du plus grand des hommes. Un convoi funèbre dont le but est, paradoxalement, de laisser l'empereur vivant, alors que tout s'écroule dans la mort la plus infamante.
Tout est beau dans ce roman, mais les deux derniers chapitres sont d'une splendeur rare. La chevauchée des gardiens du dernier souffle constitue des pages inoubliables, poétiques, mystiques, épiques.
Dans sa Poétique, Aristote opposait la tragédie et l'épopée. Laurent Gaudé réunit les deux. Il y a un aspect tragique dans ce roman : la mort annoncée d'Alexandre, l'autodestruction de son empire, le Destin qui marque les personnages, leur absence de liberté, les éléments fondamentaux de la tragédie sont bien là.
Mais Laurent Gaudé transforme aussi son histoire en une foisonnante épopée antique (ce qui est, là aussi, paradoxal, vue la brièveté du roman : 180 pages). Il nous plonge dans un monde où les dieux sont omniprésents, un monde d'héroïsme et de mystères, un monde où les hommes sont capables d'exploits monumentaux, un monde de cités merveilleuses cachées aux confins du monde, un monde de contrées inconnues, un monde où des prêtres nourrissent chaque jour des divinités féroces pour les empêcher de dévorer des humains.
Pour Seul Cortège ne raconte pas seulement la mort d'Alexandre. Il raconte comment un conquérant est devenu une légende. Il montre comment sa disparition entraîne aussi la fin d'un monde. La fin de l'ère des épopées. La fin des Héros. Avec Alexandre, c'est la disparition d'Achille, Hector et Ulysse. C'est la fin d'un monde enchanté sur les ruines duquel se bâtiront de faibles royaumes. C'est la fin des dieux.