Si l'amour a, de tout temps, fait parti des tourments de nos âmes, il y a, dans la modernité, une transformation radicale dans la façon d'aimer. La comparaison avec la classe moyenne et aristocratique de l'époque victorienne témoigne des changements dans l'architecture du choix amoureux : alors que celui-ci prenait place dans un cercle social restreint, où la recherche du "bon parti" prévalait et où les critères "objectifs" étaient connu de tous (rang social, valeur, caractère), la modernité marque l'effondrement des normes. Les goûts deviennent hautement individualisés (rendant les critères de choix incertains), dans un marché ouvrant la compétition de tous contre tous et où l'attrait physique joue désormais un rôle inédit.
La phobie de l'engagement, qui semblerait davantage présente chez les hommes, est une conséquence de ces changements. D'un côté, il y a ceux dont la conscience permanente de l'abondance de choix leur fait poursuivent une sexualité cumulative, multipliant fièrement les conquêtes, à la manière de trophées exposés sur une étagère. De l'autre ceux qui, noyés dans cette même abondance, remettent en question le désir même à vouloir s'engager. La quête de liberté individuelle, véritable injonction dans la civilisation occidentale, rend la demande de promesse oppressante et illégitime, car promettre reviendrait à renoncer à la liberté d'éprouver demain des choses différentes.
Nombreux sont les romans à avoir dépeint la loyauté et l'engagement comme étant l'une des plus grandes preuves d'amour envers l'autre. Le rejet était alors, non vécue comme une menace pour l'intégrité, mais comme une souffrance anoblissant l'âme, la rendant plus vertueuse, et faisant de la personne quelqu'un de potentiellement meilleur. Pourtant, ces histoires semblent aujourd'hui venir d'un autre temps. Dans l'individualisme contemporain, le besoin d'être constamment reconnu et accepté par l'autre plane au dessus nos têtes, tandis que le rejet fragile le moi au travers de douloureuses remises en question. L'adultère et l'abandon manquent, quant à eux, de clarté morale. Ne vous est-il jamais arrivé d'apprendre qu'une de vos connaissances avait trompé son partenaire, sans pourtant savoir quoi en dire ?
Comprendre l'origine de cette transformation demande de revenir quelques siècles en arrière. Alors que l'avènement des Lumières mettra fin à l'obscurantisme par l'exaltation du progrès et de la raison, certains avaient prédit le prix à en payer. Rousseau ne défendait-il pas, déjà en son temps, que la raison rendrait l'homme malheureux en l'éloignant de sa nature originelle ?
À mesure que nos sciences se sont avancées à la perfection, les mythes qui, autrefois, animaient nos vies se sont peu à peu effondrés. Ce phénomène, que les sociologues de la modernité appellent le "désenchantement", a eu des répercutions sur toutes les sphères, y compris celle de l'amour. Tout au long du 20ème siècle, l'attraction se rationalise : tandis que la psychologie se met à intellectualiser les relations humains et développe le concept de personnalité, la biologie et les neurosciences découvrent les effets de l'ocytocine sur le cerveau. Alors que l'amour d'autrefois était sacré, inexplicable et bouleversait l'âme, l'amour contemporain semble avoir perdu son souffle...
L'émergence de la technologie contribue également à la rationalisation de l'expérience amoureuse. Les sites et applications de rencontre, disposant les profils comme les plats d'un buffet, encourage un raffinement toujours plus grand de ses goûts. Pouvant être classé selon une multitude de critères, ces individus, pourtant uniques, sont désormais remplaçables et interchangeables. Si les premiers contacts avec un partenaire potentiel prenait auparavant place dans le réel, laissant chacun se façonner l'image d'autrui dans un subtil mélange de réel et de fantasme, internet textualise les échanges et scinde l'imagination en la faisant intervenir avant que la véritable rencontre n'ait encore eu lieu.
L'intimité et la vie de couple moderne, bien différente de celles du 19ème siècle, se sont institutionnalisées, contraignant chacun à une proximité permanente, où les loisirs communs et la communication systématique de ses sentiments deviennent légions. Nos modes de vie deviennent ainsi des prisons, où l'autre est enfermé dans des traits psychologiques qui seraient stables, connaissables et figés. Dès lors, la capacité d'idéaliser et de rêver son partenaire n'est plus, produisant agacement et désillusion.
Il y a de ces livres qui vous changent à tout jamais, surtout lorsqu'ils aident à comprendre quelque chose que l'on a toujours vécu, sans avoir pour autant pu mettre les mots dessus. Pourquoi l'amour fait mal en fera probablement parti. La justesse de l'analyse d'Eva Illouz, toujours illustrés d'exemples concrets puisés dans une multitude de sources (littérature, entretien, blogs/forum), ne perd jamais le lecteur de vue.
Au final, qu'est-ce que l'amour ? Une expérience qu'il ne faut pas avoir peur de vivre, indescriptible et éphémère, dans une existence qui l'est tout autant.