Un livre vraiment fabuleux, une plongée dans nos anciens temps un peu comme on plonge dans Le seigneur des anneaux (référence gratos, mais je sors d’un marathon Extended Edition, trilogie Bilbon incluse), en cherchant à croire qu’ils ont vraiment existé, ces monstres de notre mythologie littéraire.
Le livre est écrit par Jacqueline de Romilly, un autre monstre de la littérature et de la diction si l’on en croit Fabrice Luchini (autre monstre de la diction lui aussi) :
https://www.youtube.com/watch?v=4WffLtT2mjQ&t=315s
Arrachons-nous à ces belles paroles envoûtantes, à l’addiction de la diction, pour deux historiens : le premier et le second de l’histoire, à peu de choses près, qui cherchaient davantage autant que faire se peut la vérité historique que le bon mot (je me mouille cela dit à dire que j’aime les deux, le vrai comme le bon, autant que dire se veut) quitte à ce que les phrases ne veulent plus rien dire (je parle pour moi).
Ces deux historiens, Hérodote et Thucydide, Jacqueline de Romilly nous en parle avec une telle clarté et classe que je suis presque contraint pour la suite à la paraphrase, contraint de m’y complaire même, quitte à ce que dès maintenant mon texte devienne compréhensible.
Hérodote, d’Halicarnasse, née autour de -485 av. J.-C., contemporain de Sophocle, est considéré comme le « père de l’histoire ». D’Halicarnasse près de Milet (ville dorienne dont les vestiges sont aujourd’hui en Turquie, dans la région anciennement appelée Lydie)
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il ne part pas de rien, il a un prédécesseur digne de mention : Hécaté de Milet, qui a pratiqué l’enquête géographique, dressé une carte du monde et écrit des Généalogies où il montrait un esprit résolument critique, envers les « récits des Grecs » qui lui semblaient aussi nombreux que ridicules. Pas tendre, mais j’imagine qu’à l’époque, toutes proportions gardées, le chaos des infos historiques devait rivaliser avec l’actuel chaos politique de Twitter… Quoiqu’il en soit, le double souci d’information directe et de critique raisonnée prépare le passage du récit mythique à l’histoire.
Hérodote lui succède avec un travail davantage objectif, sans l’être absolument, davantage disons dans l’information directe que dans la critique raisonnée. Né en Asie Mineure, il a voyagé en Égypte, à Babylone, sur les bords de la mer Noire et en bien d’autres lieux. Il a pratiqué dans une certaine mesure l’enquête géographique, puisqu’il a raconté son voyage en Égypte.
Son œuvre est appelée Historiè, du mot grec qui signifie « enquête », en ce qu’il a vu du pays, des pays, parler avec des gens, confronté des traditions, perçu des différences et des traits communs à tous. Son œuvre en elle-même voyage, le début est détendu, à la manière ionienne en Asie Mineure ; la fin est politique, à la manière athénienne. Cela doit être passionnant de constater l’évolution, à la loupe sur des vieux papiers craqués qui craquent.
L’œuvre est divisée en neuf livres, dans lesquels il s’intéresse aux relations entre les perses et les Grecs, et pas seulement les guerres médiques qui apparaissent au cinquième livre, mais aussi les grandes actions accomplies par les Grecs ou par les « barbares » et les causes de leur entrée en guerre les uns contre les autres. L’ordre n’est pas purement chronologique cela dit, et le but poursuivi n’est pas purement politique, pas purement l’explication des guerres médiques. L’intérêt est autant moral (pénétré notamment du sens de la modération, qui semble lui être, voir même lui semble être, une qualité capitale) ou ethnographique, que politique. La curiosité d’Hérodote va au passé en tant que tel, indépendamment de l’analyse des causes ; à propos de tout, elle veut toujours et remonter le plus possible aux origines et réunir le plus possible d’informations sur les mœurs de chaque peuple.
Il prend parfois quelques distances, notamment morales, il est sceptique ou critique vis-à-vis de certaines versions ou vis-à-vis de certains comportements relatés, mais c’est l’approche rationnelle, que reprendra le jeune Thucydide (impressionné lors d’une lecture d’Hérodote) qui consistera à davantage poursuivre la critique des témoignages et à prendre parti. L’objectivité d’Hérodote consiste davantage à dire tout ce que l’on a appris, impartialement, d’où la présence parfois d’histoires auxquelles il ne croit pas, et même la présence du merveilleux, la présence d’oracles, ou la grande place donnée à des songes, et aux anecdotes personnelles, et à la présence des prodiges… des informations plus proches d’Homère donc que de l’histoire telle que nous la connaissons.
Les guerres médiques (les guerres des Grecs contre la perse) et le temps passé à Athènes auront une influence progressive sur son œuvre. Les discours des livres VII et VIII, où se débattent les chances des deux adversaires dans la deuxième guerre médique, sont des discours vraiment politiques, qui aide à comprendre le pourquoi des événements.
L’influence des guerres médiques se retrouve dans toute sa pensée. Il faudra attendre Thucydide, son successeur, pour à la fois développer une pensée politique davantage stricte, et remettre par la force des choses en cause la volonté de puissance d’Athènes. Thucydide, citoyen athénien à part entière, pense l’histoire sous l’horizon athénien, il fait des éloges d’Athènes et de son empire, tout en tâchant de comprendre pourquoi les cités grecques ne peuvent tenir la paix (à peine la paix signée au milieu de la guerre du Péloponnèse qu’Athènes par trifouiller la Sicile, les autres cités y voient une menace et rebelote…) Il identifie principalement ce qu’il appelle « la cause la plus vraie et la moins avouée » : le désir de puissance et d’hégémonie des cités grecques. Il sera exilé au milieu de sa vie pour ne pas avoir pu sauver une ville dont il avait été désigné stratège : « Il m’est, en plus, arrivé de me trouver exilé pendant vingt ans, après mon commandement d’Amphipolis, et d’assister aux affaires dans les deux camps – surtout du côté Péloponnèse, grâce à mon exil – ce qui m’a donné tout loisir de me rendre un peu mieux compte des choses ». Jacqueline de Romilly nous précise : l’expérience pratique était une aide directe pour l’historien : son échec pratique devint pour son œuvre un avantage indirect.
J’aime voir en lui l’espoir fou de vouloir sauver par la compréhension ce qu’il n’a pas pu sauver par le passé. Le livre dresse un portrait complexe, en quête rigoureuse de vérité historique. Sa science est comme un vœu pieux intenable, par laquelle il cherche au-delà de l’exactitude une vérité plus profonde.
je n’ai pas cru devoir, pour les raconter, me fier aux informations du premier venu, non plus qu’à mon avis personnel : ou bien j’y ai assisté moi-même, ou bien j’ai enquêté sur chacun auprès d’autrui avec toute l’exactitude possible. J’avais, d’ailleurs, de la peine à les établir, car les témoins de chaque fait en présentaient des versions qui variaient, selon leur sympathie à l’égard des uns ou des autres, et selon leur mémoire
Il s’intéresse aux batailles et aux négociations. Il s'inspire pour réfléchir de toutes les guerres précédentes, jusqu'à la guerre de Troie même... il voit dans la guerre du Péloponnèse le seul domaine dans lequel ses exigences d'historien scientifique peuvent trouver à se satisfaire, puisque l'enquête direct et la critique systématique devient possible à propos d'événements si récents et internes.
Dans sa quête et sa méthode, il se sent obligé d’ôter la grande majorité des faits comme un docteur maboul,
https://www.youtube.com/watch?v=cjnNtvTUt6c
il cherche comme une essence de l'histoire, comme un petit trésor qu'elle aurait à nous donner pour se faire utile face à l'avenir incertain,
« Si l’on veut voir clair dans les événements passés et dans ceux qui, à l’avenir, en vertu du caractère humain qui est le leur, présenteront des similitudes ou des analogies, qu’alors, on les juge utiles, et cela suffira : ils constituent un trésor pour toujours, plutôt qu’une production d’apparat pour un auditoire du moment »
comme disait à peu près l'autre, la volonté de maigrir c'est le vouloir être intelligent,
mais fi d'absolu, je passe la pince à Jacqueline de Romilly qui s’épile probablement plus que moi, et je la laisse conclure d'un beau pragmatisme sur l’œuvre de Thucydide :
bien qu’il ait la prudence de ne jamais tirer de conclusions, bien qu’il ait aussi le plus grand respect de la complexité des faits, c’est donc une réflexion politique qu’il inscrit ainsi dans son récit. Et l’attention que n’ont cessé de porter à son œuvre les hommes de siècles divers aux prises avec la guerre et l’impérialisme, montre qu’il a, en partie au moins, tenu cette gageure.
Brave homme qui s’attaque à l’écrasant chaos, fasciné chez tous par la passion irrationnelle, et le désir du toujours plus, brave historien engagé donc, tout en contradictions dévoué à une quête en partie impossible, où seule la folie humaine semble revenir comme donnée permanente, et la raison comme pompier aussi fragile que salvateur :
certains sont surtout sensibles, en lisant Thucydide, aux échecs de la raison […] ; d’autres à ses succès […] : Thucydide ramène le conflit en cours à cette bataille d’ordre moral et intellectuel et, selon son habitude il ne tire pas de conclusions, mais nous fait juge.
Il semble en tout cas que le pessimisme de Thucydide trouve en cette exaltation de la connaissance raisonnée une contrepartie importante. Son œuvre respire la fierté d’une époque qui, en tout, découvrait les ressources de la raison.