Les histoires de Chalandon ont toujours une histoire.
Après avoir conjuré les traumatismes de son passé de grand reporter, il rejoint la pléiade d'écrivains qui sont retournés visiter - ou exorciser, c'est selon - leur enfance tourmentée. A juste raison : car si tout le monde n'a pas de quoi faire un roman du récit de ses premières années, il faut reconnaître que celles du romancier méritaient incontestablement d'être racontées, tant elles sont peu banales.
L'avatar de Sorj, c'est donc Emile, qui vit dans l'ombre d'un père mythomane qui s'invente sans cesse des destins extraordinaires. L'enfant se retrouve embrigadé dans des expéditions toutes plus rocambolesques les unes que les autres, dans lesquelles il est tout naturel de parler OAS ou CIA. Cela pourrait s'apparenter à la plus passionnante des aventures pour un gamin, si les coups ne pleuvaient pas. Car Choulans père bat son fils comme plâtre au moindre écart de notes, à la moindre mission non remplie, à la moindre faiblesse du combattant qu'il veut forger en lui, sous l'œil inquiet mais passif d'une mère effacée et du lecteur qui, lui, a rapidement la boule au ventre.
L'enfant boit les paroles du père sans en comprendre le sens. C'est l'un des aspects les plus fascinants du roman, parfaitement mis en lumière par la plume ciselée de Chalandon, avec une justesse bouleversante. "La prison, pour un rebelle, c'est trois murs de trop", assène son père, et dans sa naïveté Emile l'interprète comme un hymne à la liberté, sans y voir l'engagement définitif qu'il attend de lui, aux frontières du fanatisme.
"Ce n'est pas un règlement de compte, nous dit-il en interview, je ne suis pas en train de vous dire 'mon père, ce salaud' ". Il nous confie qu'il rêvait d'avoir un père ouvrier, qui a les mains noires quand il rentre et les lave au savon de Marseille. En fait un père ordinaire qui lui parlerait de ce qu'il est et de ce qu'il fait. Or, ça, jamais. Il a parlé à un pasteur protestant, à un agent de la CIA, à un responsable de l'OAS, mais surtout à un bourreau, en définitive. A un bourreau qu'il aimait malgré tout, quelque part, qu'il n'a pas su détester. Ce père violent avait "un certain charme, il faisait partie de ces escrocs qui vous vendraient la Tour Eiffel", ajoute-t-il dans un rire. L'écrivain a d'ailleurs attendu le décès de ce père singulier pour commencer à écrire son récit ; signe supplémentaire, peut-être, d'une forme de pardon accordé à cette folie jamais diagnostiquée, mais d'un besoin évident de tourner la page malgré tout.
Et ce paradoxe fascinant, ce balancement entre rire et effroi, signe de l'incroyable gâchis d'une relation filiale avortée, transparaît bien dans les mots percutants de Chalandon. Une nouvelle fois, donc, le romancier sait porter son lecteur vers des émotions fortes et contradictoires. Car lui aussi sait frapper très très fort, prouvant, s'il le fallait, qu'il fait désormais partie des grands talents de notre temps.