Ce livre de presque 600 pages est co-édité par Les belles lettres, France Inter et Albin Michel. Il est la suite littéraire de l'émission homonyme de France Inter créée par l'helléniste Pierre Judet de la Combe.
Il s'agit pour moi d'un véritable chef d'œuvre d'érudition et de pédagogie d'où le 10/10 et le coup de cœur. A travers 33 épisodes, sans oublier les tableaux généalogiques (clairs et fort utiles pour se repérer dans la multitude des noms de dieux et de héros de la mythologie grecque) ainsi qu'une riche bibliographie, Pierre Judet de la Combe nous immerge avec génie dans l'univers quasiment infini de la mythologie grecque. Avec Luc Ferry qui a consacré de belles pages au rapport entre mythologie et philosophie (en s'inspirant des travaux de Jean-Pierre Vernant), je suis toujours admiratif de l'imagination de ces anciens grecs capable de créer une multitude de mythes avec leurs variantes, leurs noms de dieux et de héros, leurs récits souvent tragiques. C'est très impressionnant! Le génie de Pierre Judet de la Combe est celui d'un guide érudit qui nous permet de pénétrer dans cette immense forêt (jungle?) des mythes sans nous perdre en chemin. Son érudition d'helléniste nous apprend beaucoup sur l'étymologie des noms (tous les noms grecs ont une signification qui éclaire l'histoire ou le caractère des personnes qui les portent; par exemple Œdipe signifie "pied gonflé", Antigone "celle qui est née pour s'opposer", Polynice "l'homme des nombreuses querelles") ainsi que sur l'origine des mots que nous utilisons au quotidien sans forcément savoir qu'ils se réfèrent à la mythologie (exemple: l'Océan atlantique s'appelle ainsi en référence au titan Atlas qui a bien sûr donné notre atlas). On apprend aussi que le mot "Dieu" vient en fait de Zeus. Au gré des épisodes l'auteur n'hésite pas à nous donner un cours de théologie antique, mettant en lumière ce qui distingue les dieux grecs qui étaient très semblables aux humains, donc imparfaits, même s'ils étaient grands, forts et immortels, du Dieu saint et parfait des monothéismes. L'érudition de Pierre Judet de la Combe est tout sauf ennuyeuse! Ce pavé se lit comme un roman tellement c'est bien écrit et formulé. L'auteur est aussi un grand conteur capable de nous envoûter en nous racontant ces mythes antiques. Résultat: on dévore ces nombreuses pages sans une once de lassitude tellement le style est léger, agréable et souvent rempli d'humour. A propos du mythe de Prométhée l'auteur a cette formule exquise et que l'on retient aisément tellement elle est percutante: "C'est ainsi que la race des humains est issue de l'union d'un dieu imbécile et d'un automate" (p.25). Autre phrase succulente qui démontre la modernité avec laquelle l'auteur nous partage son érudition sur les mythes antiques: " Tantale, profitait sans doute de la relation privilégiée entre son fils Pélops et Poséidon, et faisait un trafic de nectar et d'ambroisie qu'il dealait chez les humains" (p.364).
La première section du livre présente quelques figures de dieux et commence avec Prométhée, le voleur de feu. Les pages consacrées à Apollon, le voyou magnifique (Episode XIII), sont particulièrement intéressantes et montrent la complexité des dieux qui sont souvent "doubles".
Une autre section du livre s'attache à la mythologie de la Crète (Minos, Ariane, le Minotaure, Thésée). Enfin la dernière section, très développée (de l'épisode XXII à l'épisode XXXIII) nous raconte avec brio l'histoire mouvementée et sanglante 1. de la famille des Atrides (Cf. la généalogie en fin de volume bien pratique pour s'y retrouver: de Tantale à Agamemnon et Clytemnestre et leurs enfants Oreste, Electre et Iphigénie en passant par le pauvre Pélops (victime rescapée d'un repas cannibale organisé par son père!) et les frères ennemis Atrée et Thyeste (je recommande la tragédie de Sénèque "Thyeste") et 2. de la famille maudite des Labdacides (cycle thébain) de Cadmos, le fondateur légendaire de Thèbes aux enfants d'Œdipe et de Jocaste (Polynice, Etéocle, Antigone et Ismène) en passant par Laïos. Le livre s'achève sur la figure d'Antigone. L'épisode XXVIII mérite une mention spéciale car l'auteur y compare avec une grande finesse d'analyse le destin et la "personnalité" des deux grandes villes "fabuleuses et maudites": Troie et Thèbes. L'épisode précédent (XXVII) consacré à Athéna et aux Erinyes (dans le contexte d'Oreste qui tue sa mère Clytemnestre pour venger le meurtre de son père Agamemnon par Clytemnestre!) constitue lui aussi l'un de sommets de ce livre absolument passionnant.
Un petit extrait de l'épisode XXVII pour vous convaincre de vous plonger dans ce livre en vous donnant une idée du style de Pierre Judet de la Combe!
Oreste rentre secrètement dans Argos, sa ville. Il ruse et il supprime Clytemnestre , sa mère, et le mari de sa mère, Egisthe, l'usurpateur. On se croirait dans un western. Le justicier arrive, solitaire, dans sa ville. Personne ne le reconnaît. A la fin, il gagne en tuant tous les méchants. La ville craignait ces méchants; grâce au héros solitaire, elle est enfin libre. Mais on n'est pas dans un western. D'abord, Oreste n'est pas vraiment un homme bon. Il n'arrête pas de parler de droit, de justice. Mais il agit comme un assassin et n'hésite pas à égorger sa propre mère. Il est souillé du sang de celle qui l'a engendré; et ce sang qui dégouline de son épée est en fait aussi le sien. Il n'y a pas vraiment de quoi se réjouir. Et puis, Clytemnestre n'est pas vraiment une méchante. Elle a tué son mari, oui, et cela passe en général très mal auprès des Grecs, surtout si ce mari était un grand héros, un roi respecté. Mais que pouvait-elle faire d'autre? Dans cette famille, Clytemnestre est la seule personne qui agisse de manière vraiment libre, sans être contrainte par un dieu. Elle prend tous les risques, en élevant une protestation forte contre les ordres que donnent les dieux, contre les situations absurdes où ils mettent les mortels. Elle agit, et les dieux n'ont qu'à s'en accommoder. (pages 440.441)