Paul Veyne est décidément un historien génial — à croire que le foucaldisme n'a pas eu que des conséquences affreusement néfastes. Il s'attaque, dans ce petit livre, à un grand sujet qui a longuement été débattu de long en large depuis des siècles, voire plus : la christianisation de l'Europe. Voici l'interprétation de Paul Veyne qui, me semble-t-il, n'a pas été beaucoup soutenue depuis que l'histoire est une science : la christianisation de l'Empire romain n'a été rendue possible que grâce à la conversion de Constantin et celle-ci n'est due qu'à la propre foi sincère et honnête de l'empereur, tout comme Lénine et Trotski, compare-t-il (en faisant œuvre de mauvais goût, précise-t-il), étaient des marxistes sincères convaincus d'œuvrer pour le bien de l'humanité et dans le sens de l'histoire.


Pas, donc, d'explication surplombante censée ramener le moindre fait historique à des causes plus hautes, comme le pouvoir, la politique, l'économie etc. Cette façon de penser l'histoire est particulièrement caractéristique de la pensée libérale ou marxiste, qui tâchent constamment de chercher une rationalité (économique en général ; l'autre grande explication de l'historiographie des XIXe-XXe siècle étant la politique ou le développement de l'État) qui organiserait de façon sous-jacente l'ensemble du progrès historique, comme si tout était agi par une cause ultime qui donnerait la clef de lecture de l'homme et de l'histoire et rendrait ainsi parfaitement intelligible, comme ébloui en pleine lumière, l’entrelacs confus que constitue la vie humaine. On comprend que cette façon d'appréhender l'histoire relève surtout d'une tentative de rendre rationnel ce qui est, c'est-à-dire ce que l'on observe, comme pour se rassurer que tout se passe bien par et pour des causes rationnelles, mesurables, sensées et aisément compréhensibles. De ma propre expérience, il m'a toujours paru que cette appréhension de l'histoire ne pouvait que reposer sur un survol très vague des textes qui vraisemblablement n'étaient pas lus et ne pouvaient pas l'être, ou pas avec honnêteté (ou intelligence...) : on ergote comme ça, vaguement, au jugé, sans s'intéresser sérieusement à l'esprit de l'époque. Et c'est bien ce qui semble se comprendre du livre de Paul Veyne qui montre, textes à l'appui, que Constantin ne pouvait qu'avoir une foi sincère ! Certes, il n'en a fait qu'un cas privé, bien qu'il ait soutenu l'Église et se soit imposé comme arbitre des débats doctrinaux en son sein. (et, dans ce contexte, le fait qu'il ait été un sensible, un mystique, plutôt qu'un intellectuel n'a sans doute pas été sans importance dans le succès du christianisme, comme j'entendais le faire remarquer Patrick Buisson dernièrement)


Ce qui permet à Paul Veyne de contester l'idée selon laquelle le christianisme aurait été à l'origine d'une séparation entre l'État et la Religion et, in fine, entre l'individu et la communauté politique, et donc la liberté libérale moderne. Bien au contraire, dès l'origine le politique s'est mêlé du religieux et, plus que le religieux n'a servi le politique, comme on aime bien vaguement l'expliquer (comme ça, au jugé, encore une fois) quand on est bêtement antireligieux, le politique a servi l'Église. « Rends à César ce qui appartient à César mais, surtout, que César rende à Dieu ce qu'il lui appartient » ironise Paul Veyne. De fait, comme il le montre, c'est bien grâce à l'action politique des empereurs que la christianisation a pu s'imposer. Petit à petit, par à-coups de décisions assez brutales, les empereurs ont forcé les gens à se convertir, d'abord pour qu'ils ne deviennent pas des exclus, des parias (tiens donc ?), puis tout simplement parce que c'était devenu la seule religion tolérée. On sait que l'apothéose de cette christianisation à marche forcée est la fermeture de l'école néoplatonicienne d'Athènes par Justinien, jugée être le dernier bastion du paganisme. Je suis toujours surpris et étonné de voir des chrétiens se glorifier que la laïcité ait été permise par le christianisme alors que, historiquement, et c'est, me semble-t-il, d'une évidence absolue, c'est bien au contraire la laïcité, intenable dans le régime de vérité qui est celui du christianisme, qui l'a terrassé !


On est de fait surpris de lire Paul Veyne expliquer que le christianisme a été la seule religion au monde à s'être imposée « sans faire aucun martyr. » Joue-t-il avec les mots ? Ramsay MacMullen a bien mis en évidence les persécutions menées par les chrétiens contre les païens pour obtenir leur conversion (certes, peut-être les systématise-t-il un peu trop). Quoi qu'il en soit, l'éloge que fait Paul Veyne du christianisme ne devrait pas beaucoup plaire à la plupart des croyants, pas plus qu'aux athées convaincus cela dit (c'est son côté provocateur « regardez comment je me mets tout le monde à dos, j'en ai rien à faire ! »). Il en fait un « best sceller » émouvant, une belle histoire sympathique. Il ne me semble pas se tromper, cependant, lorsqu'il explique que la force du christianisme n'a pas été d'avoir apaisé la peur de la mort (car celle-ci n'a pas disparu ensuite et on a bien entendu beaucoup ergoté sur la question en soulevant des multitudes d'hypothèses au cours des siècles précédents), mais de donner une place à chaque personne dans une histoire orientée vers le Salut ; chaque vie individuelle obtient de ce fait un surplus de sens. Et puis, comme il le dit, les gens aiment bien écouter des leçons de morale. Cependant, on touche là aux limites de Paul Veyne, selon moi, qui ne me paraît pas toujours être très bon psychologue (encore l'est-il, il est vrai, bien meilleur que la plupart des autres historiens, qui n'ont tout simplement pas cette approche). Il ne parvient pas, par exemple, à comprendre la piété païenne et en conclut que le paganisme était spirituellement déficient, comme si l'adoration des dieux n'était qu'une vieille habitude. Lucien Jerphagnon, qui, par là, rapproche plus qu'il n'oppose christianisme et paganisme (en suivant les travaux de Mircea Eliade sur le mythe de l’Éternel retour notamment), soutient le contraire, textes assez explicites à l'appui. J'aurais tendance à reprocher à Paul Veyne de trop calquer la psychologie d'aujourd'hui à celle des époques passées, comme si la façon de considérer une existence humaine était la même au temps de la Science, de l'État et du supermarché qu'à celui des mythes, des cultes tous azimuts et du modeste travail de la terre. En outre, lui-même, quoi qu'il en dise, n'est pas exempt des grandes causes ultimes devant rationaliser la vie, lui qui parle à tout va (certes, pas dans ce livre) de « volonté de puissance. » Certes, Nietzsche avait affirmé que son explication était meilleure que les autres, qualifiées de « métaphysiques » (ce qui, chez Nietzsche, a tendance à vouloir dire « faux »)...


Quoi qu'il en soit, en dépit des quelques réserves qu'on peut émettre, ce livre a l'immense mérite de remettre l'être humain au centre de l'histoire. Et il me semble que cette entreprise est particulièrement fertile de nos jours. Aujourd'hui, je vois avec un certain amusement les explications des hommes (se voulant) « raisonnables » tâchant de (se) rassurer en expliquant tout ce qui se passe par des causes rationnelles (par exemple, pour citer une personnalité publique, Didier Raoult) s'effondrer devant l'évidence que les hommes prennent bien des décisions d'hommes, c'est-à-dire qui peuvent être motivées par la bêtise, le dogme, la conviction d'œuvrer pour le bien ou simplement par obsession de pouvoir, de contrôle, d'autorité ou par appât du gain, cynisme, voire même une certaine méchanceté... On peut certes rire des hommes du Moyen Âge qui pensaient la relation entre le roi et ses sujets en termes d'amour. Au moins concevaient-ils ce rapport comme un rapport d'homme à homme, et non pas de « ressource humaine » à technocrate-autocratique.

Antrustion
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le 22 juil. 2021

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