Le désert de Judée entre Jérusalem et Jéricho, au premier siècle de notre ère, est l'objet chaque année de curieux pèlerinages. Des hommes et des femmes pieux - parfois des déments - viennent en nombre chercher l'isolement et le dénuement physique autant que moral dans les grottes qui parsèment les falaises arides de collines hostiles, à la végétation rare et à l'eau limitée. Shim, Aphas et Marta font parties de ceux-là, accompagnés d'un mystérieux badu aussi sauvage que taiseux, chacun avec ses motivations propres mais tous dans une logique ascète de prière et de jeûne, persuadés que leurs quarante jours de pénitence leur accorderont guérison, fertilité ou piété comme une gratification de Dieu pour leur foi contrite et sincère. Leur quarantaine prendra cependant un tour particulier lorsqu'il feront la rencontre de Musa, un marchand hâbleur et sans scrupules au physique de colosse, et sa discrète femme Miri qui ne rêve que de devenir veuve, mais surtout celle de Jésus venu, lui aussi, chercher par dévotion absolue le témoignage de Dieu.
Quarantaine n'est pas un récit biblique - Jésus n'est ici qu'un adolescent juif (donc pas encore un homme, encore moins le Christ) très pieux mais encore capable de faillir et de douter - mais se base sur le célèbre épisode de la retraite dans le désert dans lequel Jésus est tenté par trois fois par le diable (à nuancer je suppose selon les versions et les confessions), épisode central des Evangiles autant que dans la vie du messie et dans la théologie chrétienne. Jim Crace s'empare donc de ce passage de la Bible pour le romancer brillamment et lui donner une allure plus humaine et moins mystique où Jésus - qui n'est même pas appelé par son nom propre mais par le pseudonyme de "Gally" signifiant celui qui vient de Galilée - n'est pas encore conscient d'être le fils/l'élu de Dieu et où le diable et la tentation prennent les traits d'un gros marchand dont nous ne savons guère s'il est motivé par des puissances réellement démoniaques ou plus concrètement cupides et perverses.
Le récit est puissant, l'écriture est riche et les images ne manquent pas pour décrire les expériences pénitentes du jeûne et de l'isolement. Jim Crace a su sans aucun doute centrer son histoire autour de ces personnages très particuliers, très différents et suffisamment complexes pour faire de leurs relations et de leurs interactions la trame principale, et presque unique, du récit. Quarantaine est un roman philosophique à défaut d'être un "thriller" comme le vend assez maladroitement la nouvelle publication de poche française de Rivages. Le dialogue des différentes approches spirituelles des personnages, de leur rapport à Dieu, à leur foi et ce qu'ils peuvent en espérer est particulièrement intéressant. On y décèle une vraie réflexion de fond, qu'il faudra néanmoins approfondir par soi-même, sur l'héritage de la foi chrétienne issue à la foi de la philosophie grecque et des traditions juives (brillamment incarné par l'opposition Shim/Aphas), peut-être même ses origines floues, ce sera à chaque lecteur de juger.
Si l'histoire m'a un peu laissé sur ma faim et, surtout, sur mes questionnements dans la dernière partie de l'ouvrage (mais n'est-ce pas le but d'un roman philosophique?), si le style est parfois lourd et que certaines digressions ne sont pas toujours faciles à suivre, Quarantaine est un bon ouvrage pour les amateurs du genre. A aborder cependant avec une certaine base en matière de connaissance théologique et notamment biblique...