Un conte entre la terre des réalités historiques et la mer des avenirs possibles

A quoi sert une fiction, et plus spécifiquement un roman d'anticipation ? A nous placer dans le rôle de l'observateur non concerné, bien sûr. A l'instar de ces journalistes qui commentent un événement survenant à l'étranger (comme s'ils nous disaient "Heureusement que ça ne risque pas de se passer en France, hein ?") nous lisons bien confortablement le récit d'événements qui semblent d'autant moins nous toucher qu'il s'agit d'une fiction futuriste. Et c'est là que nous risquons de nous tromper nous-mêmes. Car toute fable comporte une part observée et réfléchie de notre réalité, quelque chose qui nous est arrivé ou pourrait bien nous arriver. Elle n'est fable que parce que sa vérité, pas bonne à dire pour tout le monde, doit leurrer nos certitudes faussement rassurantes sur notre condition d'individus, pitoyable, qui enferme nos peurs derrière les barreaux des mythes fabriqués par nos "élites".

"Quatre chemins de pardon", ce sont quatre destins d'hommes et de femmes sur trois mondes différents, au sein d'un même espace, celui des planètes de l'Ekumen, dans ce bras spiral de la galaxie où se trouve notre vieille Terre, situé dans un avenir incertain. L'histoire, elle, se joue alternativement sur Hain, monde d'origine de l'humanité depuis près de 3 millions d'années, mais surtout sur Werel, où les maîtres à peau sombre dominent leurs esclaves à peau claire (les "mobiliers") et sur son impitoyable colonie planétaire, Yeowe. Dans ce dernier monde, les esclaves auront mis une génération de rébellion violente à chasser leurs maîtres cruels et méprisants, et à inventer leur propre destin. Ce dernier est loin d'être un modèle de perfection, surtout pour les femmes. Sur la planète d'origine aussi, la révolte des "mobiliers" couve et menace l'ordre esclavagiste millénaire. C'est dans ce contexte que deux ambassadeurs de l'alliance galactique des mondes de l'Ekumen, une femme et un homme, vont tenter d'intervenir pour faire changer les choses, handicapés par les contradictions générées par leur éducation et leurs idéaux, mais riches cependant de leurs qualités et de leurs expériences respectives. Leurs destins vont croiser ceux d'un homme et d'une femme de Werel que tout oppose.

Ce sont quatre cheminements, vécus par les quatre témoins principaux de cette page d'histoire humaine, qui parfois se recoupent, retraçant dans l'univers imaginaire d'Ursula K. Le Guin des expériences de notre espèce, vécues individuellement ou collectivement.

La dernière partie, "Libération d'une femme", est une apothéose élégante de réflexions sur notre condition, en particulier celle vécue par cette moitié de notre communauté humaine qu'on appelle les femmes. Femme elle-même, blanche, fille d'une écrivaine et d'un fameux professeur d'anthropologie, citoyenne de ce pays qui a fait se croiser dans les plus tragiques circonstances tant de peuples et de cultures, Ursula K. Le Guin analyse le cœur de notre humanité moderne avec une générosité pondérée de fatalisme.

Les trente dernières pages du livre offrent un "Appendice" très intéressant, dans lequel l'auteure décrit Werel et Yeowe et leur biotope, les peuples, leur histoire et leurs liens sociaux. Lire cet Appendice en premier peut être un atout pour mieux assimiler les données du récit.

Comme d'habitude, lire Ursula Le Guin n'est pas sans risques. La romancière étasunienne était une I.N. (Intelligence naturelle, puisqu'il semble aujourd'hui qu'il faut la distinguer de l'artificielle) fabriquée à partir d'un matériau à la fois noble, riche, exceptionnellement sensible à son environnement, résilient à la pollution venue des doctrinaires de tout poil et capable de restituer dans un monde d'avenir l'empreinte des événements passés et présents qui l'ont touché avec une très rare fiabilité.

C'est sur cette base que sont donc conçus les récits de cet ouvrage écrit par une Ursula K. Le Guin au meilleur de sa maturité. Si nous ne les survolons pas à une altitude stratosphérique, nous lirons dans les reliefs de leurs paysages les cicatrices des épreuves de nos semblables et les rides soucieuses de nos craintes de l'avenir. C'est dire, à l'heure où le mythe du "wokisme" dresse les idiots contre les régressistes en un conflit insensé, ce qu'il nous faut d'attention et d'humilité pour nous plonger dans ce livre !

Edonor
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le 21 nov. 2023

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