En lisant quel but ai-je servi dans ta vie, j'ai pensé à Philippe Bootz.
Aujourd'hui, je suis doctorante, et il se trouve que mon champ d'étude m'amène à côtoyer des œuvres dites de "littérature numérique". Ces œuvres, créées par des universitaires pour un public d'universitaires (et qu'on ne saurait comprendre qu'avec le mode d'emploi théorique fourni par l'article du pote universitaire) sont supposément celles de l'avant-garde qui investit les outils techniques numériques, les plateformes du Web et les formes du digital pour nous proposer une intéressante réflexion sur les liens outils-humain, sur le code comme écriture ou encore sur l'emprise des GAFAMs sur nos vies. Il se trouve que la plupart du temps, on se retrouve juste à cliquer sur du texte défilant et illisible (mais l'illisible, ça serait une expérience spéculaire super intéressante apparemment). Bref, ce serait la littérature avant-gardiste à même de donner une existence littéraire à la "grande conversion numérique" analysée par Milad Doueihi dans son bouquin éponyme.
Bon, loin de moi l'idée de rentrer dans la peau de cellui qui pense que les toiles expressionnistes voire pire, abstraites, auraient pu être peintes par une classe de petite section (mais quand même un peu parce qu'on est taquine), mais il me semble que Marie Calloway met dit fois plus d'intelligence dans la confection de son livre que toustes les écrivain·es de littérature dite numérique réuni·es.
Et je pense que Marie Calloway n'évacue pas la question du point de vue qu'évacuent ses camarades universitaires en produisant, hommes et femmes tout pareil, des œuvres à point de vue supposément universel (une machine ça n'a pas de sexe, c'est plutôt neutre - donc masculin), et que c'est cette question qui est mise en tension dans tout son bouquin - et qui nous révèle que les chantres de la LN avaient peut-être un peu confisqué cette question dans le champ académique, en rendant possible le seul point de vue neutre-universel-masculin.
Parce que oui, je n'avais jamais lu encore, moi qui suis féministe et autrice et geek, un bouquin qui mette en tension ces trois identités-là, et qui le fasse avec tant d'intelligence et de finesse. Qu'est-ce, nous demande Marie, que composer avec des injonctions à ce point contradictoires :
d'une part, j'ai été cette petite fille vêtue en princesse qu'on a conditionnée à plaire, à n'être jamais validée que par des regards externes posés sur son enveloppe corporelle, ses vêtements, sa manière de se mouvoir, et on a beau devenir une fille super cultivée, bardée de diplômes et de reconnaissance littéraire, ça ne changera rien, le regard prédateur est là, et c'est depuis ce point de vue externe qu'on se met en scène (sur le Web - dans le monde professionnel, fut-il celui de la recherche - comme autrice). Ca crée pas mal de dissonances, de névroses, et ça Calloway le met d'autant mieux en scène qu'elle se sert de la new sincerity pour tout faire dire à son personnage alter-ego, qu'elle veut être trouvée belle et séduisante, mais qu'elle veut parler de Derrida aussi, et avec les mêmes personnes (et en même temps, insertion dans un microcosme littéraire oblige, qu'elle veut dire tout ça sans pédanterie et avec une axiologie neutre - à la Tao Lin, bien qu'elle s'en défende dans le corps du texte... avec ambiguïté). Evidemment le dispositif (les mails, le chat, les commentaires trouvés sur internet) nous place ce point de vue dans les rets du Web, que devient-il ce narcissisme obligatoire et névrotique avec les dispositifs de mise en scène de soi propres au Web 2.0, comment se diffracte-t-il selon les interfaces de communication, l'interface superlative restant ce bon vieux objet-livre à quoi aboutit cette écriture blog et ces écritures réseau.
et puis d'autre part, quand on a fait des études en études de genre et féministes, comme elle, on attend de nous un certain détachement vis-à-vis de cette première série d'injonctions mais, Marie C. le dit bien, ce détachement nous est hypocritement réclamé puisqu'en toute circonstance et dans tout milieu nous serons d'abord jugées comme paquets de chair. Réflexion de l'autrice au milieu du bouquin sur le langage universitaire, qu'elle n'adopte pas (par inhibition, on pourrait aussi faire la petite liste des inhibitions mises en scène dans le bouquin, ce serait intéressant de se rendre compte d'où elles viennent)
et enfin, des injonctions liées au petit monde littéraire de l'underground alt lit, où d'une part Muumuu, la ME de Tao Lin, publie beaucoup de textes écrits par des autrices, mais où les autrices savent bien que c'est Tao Lin et des hommes qui guident la manière dont l'écurie doit se présenter, investir un ethos, des lieux et places de reconnaissance, et ces dynamiques de pouvoir viriarcales sont finement exposées par Marie Calloway. La partie sur sa relation avec "Jeremy" Lin est d'ailleurs stupéfiante ; cette tension entre ce qu'elle dit vouloir, faire une carrière littéraire sans dépendre de personne, et ce qu'elle est obligée de faire, c'est-à-dire se vendre aux plus puissants, est toute concentrée sur le personnage transparent qui incarne Tao Lin (et on pourrait gloser des heures sur la portée documentaire de l'insertion de mails dudit, de commentaires de blogs etc, mais on ne le fera pas).
Parce que finalement le tour de force de l'autrice, et celui qui saute d'abord aux yeux, c'est qu'on peut parler sans peur d'intelligence du texte, d'abord parce que ce texte cultive un ethos de détachement et d'anti-intellectualisme ambigu (ce n'est pas parce qu'on pratique une écriture brute qu'on s'empêche de citer des références culturelles, mais jamais directement dans la narration : ce sont les personnages, toujours les personnages, qui endossent la responsabilité de citations intellectualisantes, et ce n'est évidemment pas la faute de l'autrice puisque ces personnages sont réels), ensuite parce que le tour de force de la démonstration réside davantage dans l'articulation des parties entre elles et dans ce qui est tu que dans un barbouillage argumentatif (que, excusez-moi, on serait beaucoup plus enclins à retrouver dans la littérature dite numérique, peut-être pas si fine qu'elle croit).
Je finirai par une petite mention au chapitre consacré aux commentaires haineux qu'elle reçut après ses premiers succès (rendez-vous compte, succès provoqués par des textes sulfureux où la jeune autrice se montre séduisant un journaliste littéraire reconnu, pratiquant plein de sexe avec lui, tout cela avec une broderie de méta-discours narcissique ! le moindre des torts de Calloway aura été d'écrire tout haut l'expérience basse d'à peu près toutes ses congénères), commentaires collés sur des photos d'elle, parues sur les réseaux sociaux, sexualisées (et floutées) ; c'est une pratique YouTube fréquente, que la linguiste Marie-Anne Paveau nomme "resignification", ou comment prendre le pouvoir en endossant et resignifiant un discours de cyber-harcèlement qui nous était adressé. Du coup, mettre en scène cette pratique nativement numérique, de culture éminemment geek, dans un livre, faudra-t-il le répéter, c'est infiniment de fois plus intelligent et subtil que bien des expérimentations littéraires liées au numérique.
Et bon, peut-être que la vraie littérature numérique, la meilleure, se trouve dans les livres.
Pour finir sur une note un peu plus personnelle, c'est d'abord en tant qu'autrice que j'ai reçu ce texte, et j'ai été infiniment reconnaissante à Marie Calloway de rendre possible une parole, un point de vue que je supposais encore illégitimes. Ce livre fait partie de ces œuvres jalons, qui donnent corps à une expérience qu'inconsciemment on refoulait comme extra-littéraire car illégitime. Mais non, et c'est important, et ça fait sauter bien des verrous. Amies autrices, vous savez ce qui vous reste à faire !