Le rapport au père est un thème littéraire très ancien, que Franz Kafka lui-même avec traité dans Lettre au père de manière assez perspicace et plutôt subtile. Le fils entretient toujours un rapport particulier avec son paternel, d'autant plus quand il provient d'un milieu plutôt populaire et donc qui a conservé même inconsciemment des rites éducationnels à l'ancienne. Kafka avait quasiment atteint l'universel dans son livre. Edouard Louis semble s'inscrire avec Qui a tué mon père dans cette lignée d'hommes qui tentent de résoudre par la littérature ce lien étrange unissant ces deux êtres qui, dans la réalité de l'état de nature, ne sont pas faits pour coexister, contrairement à l'enfant avec sa mère, puisque si la femme accouche, le mâle ne fait qu'éjaculer pour s'enfuir vers d'autres cieux. Dans nos civilisations, l'homme incarne son rôle de père, et c'est visiblement ce qui fait naître chez Edouard Louis des sentiments contrariés, et par la même lui fait nous en infliger également. En effet, le lecteur ne sait pas ce qu'il a entre ses mains : ni tout à fait un roman, ni tout à fait une lettre, ni tout à fait un article de journal, ni tout à fait un essai, ni tout à fait un pamphlet. En premier lieu même, la démarche irrite et exaspère tant le portrait du père nous semble à la fois malhonnête (il est facile de compiler des moments de méchanceté et de bêtise pour chaque personne sur cette planète) et surtout narcissique jusqu'à l’écœurement. Qu'en avons nous donc à faire de l'enfance plutôt pas malheureuse d'un gosse qui n'a même pas été battu, qui n'a à reprocher à son père que quelques clichés misogynes et quelques propos malheureux, voire le refus très bref de lui offrir la cassette Titanic? Au contraire même, le lecteur se scandalise de la manière dont est traité cet homme ouvrier plutôt courageux et finalement très aimant, qui n'a rien d'un père indigne, bien au contraire. Cette mode insupportable de reprocher à ses parents l'éducation qu'ils ont donné, avec ce qu'ils étaient, avec ce que leurs enfants étaient, avec forcément l'accomplissement de quelques erreurs semble ici revêtir son plus monstrueux avatar.
Cependant, à y regarder de plus près, Qui a tué mon père paraît tout de même être orné de quelques subtilités particulièrement bien venues. Evidemment, Edouard Louis touche le thème particulier du rapport entre un fils homosexuel et un père qui, éduqué à l'ancienne, n'est pas acclimaté à ces thèmes, faisant alors quelques maladresses, d'autant plus dans un milieu ouvrier récalcitrant à ce qui est considéré injustement comme étant parfois des extravagances. Il est parfois difficile pour un garçon aimant les autres hommes de se sentir proche et intime avec un père, lequel le met face à une forme de honte sourde et de gêne lancinante. Ce roman est derrière son masque de roman autobiographique narcissique français à la con une véritable déclaration d'amour parfois un peu surfaite à un homme qui finalement, dans ses failles et ses préjugés, s'est révélé un homme bon, tandis que la narrateur dévoile une médiocrité et un anti-paternalisme primaire. D'ailleurs, dès les premières pages, les citations et références de l'auteur, toujours très américaines, nous plongent dans l'abîme des nouveaux mouvements sociaux, des gender studies et de toutes les idéologies à la mode. Certaines lignes sont d'ailleurs douloureuses de stupidité et de lieux communs à en faire frémir les plus fragiles cardiaquement, et ont toujours tendance à vouloir communautariser des populations qui n'ont rien demandé à personne. Cependant, la démarche n'est finalement pas totalement injuste, puisqu'elle permet aussi de rentre un hommage social, et qu'est ce que cela fait du bien, à un ouvrier malade à qui des politiques néo-libérales immondes, de Sarkozy à Macron, en passant par Hollande ont fait énormément de mal au corps. L'idée que la politique a une influence sur les corps, par la violence physique ou économique, n'est pas totalement dénué de pertinence et mérite ici d'être salué.
Néanmoins, c'est le style qui laisse franchement à désirer. Qu'il vaille mieux écrire des textes simples et dépouillés plutôt que des romans prétentieux quand on n'en a pas la possibilité, ce n'est pas totalement faux, mais encore parfois vaut-il mieux ne pas écrire du tout. Non seulement le roman est court, et ainsi fait franchement perdre aux personnages en densité et en profondeur, mais en plus l'auteur se contente d'aligner des phrases simples sans conjonctions de coordination, en ne laissant comme effets de style que des répétitions de bouts de phrases que l'on pourrait aisément trouver sur des comptes Instagram. Edouard Louis, outre l'hommage appuyé à son père, semble également faire l'éloge de la fainéantise de l'écrivain, et également excuser la paresse du lecteur, en offrant une oeuvre courte, facile à lire, exploitable commercialement à un éditeur plus intéressé par les recettes que par la qualité littéraire de ce qu'il publie. Le roman aurait franchement gagner à s'allonger un peu, en approfondissant notamment la réflexion sur le corps, et sur l'influence de la politique sur celui-ci, thèse qui n'est pas assez développée ni détaillée. Il n'empêche que le livre se lit, qu'il n'est pas aussi terrible que cela, qui s'il est souvent ridicule, touche à quelques points sensibles ou intéressants. D'une certaine manière, le père est toujours là quelque part à exercer une véritable pression morale, une pression sur son estime de soi, pleine d'ambiguïté et de complexités. Qui a tué mon père ? Ou plutôt, qui a un jour fait naître le père ?