Analyse fine.
Un livre qui dérange bien sur. Mais une analyse assez fine pour décrire une mobilisation énorme qui aujourd'hui est retombée comme un soufflet; L'étude de Todd est donc prémonitoire du présent...
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le 21 mai 2015
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Je dois avouer être parti biaisé dans la lecture de ce livre. En effet, je l'ai lu en sachant d'avance que je n'étais pas Charlie, me souvenant que j'avais évité la mobilisation, que je n'avais pas changé ma photo de profil pour y mettre une caricature, ou autre effusion de soutien à un journal qui m'avait toujours semblé extrême dans son acharnement envers les extrêmismes.
Alors, est-ce que l'essai d'Emmanuel Todd m'a totalement convaincu? Non. Car Todd, si persuasif et incisif soit-il, raconte aussi des conneries. Il y a des chapitres superbes, bien documentés, illustrés par des données nombreuses et -- fait rare -- offertes au lecteur qui pourra retracer la méthodologie de l'auteur. Ces chapitres font une démonstration efficace du conservatisme du phénomène Charlie. Beaucoup reprochèrent à Emmanuel Todd de tomber dans l'argument écologique, c'est-à-dire de confondre le comportement d'individus avec les tendances de leur environnement. Et, hors de leur contexte, les cartes que superpose l'auteur ont de quoi faire bondir. A l'en croire, les manifestations du 11 janvier seraient plutôt "La Manif pour Tous 2: Mort aux Bougnoules" simplement parce qu'elles étaient nombreuses dans des villes de tradition catholique et/ou inégalitaire.
Mais cela, Todd le justifie:
Tous les groupes porteurs de valeurs ne sont pas définis par un cadre départemental ou urbain, mais un certain type d'inscription physique dans l'espace -- village, ville, quartier, réseau professionnel, parti politique -- est nécessaire pour que puissent se produire les interactions quotidiennes entre individus qui font vivre la croyance ou le comportement. Un milieu se perpétue largement par des phénomènes mimétiques qui n'ont rien à voir avec une foi intense. Les valeurs qu'il fait vivre, et qui le définissent, peuvent concerner des éléments importants ou insignifiants de la vie personnelle et sociale.
Mais en fait, Emmanuel Todd parle peu de la manifestation. Les premiers chapitres y sont dédiés. Dans le reste de son livre, Charlie est saupoudré ici et là comme exemple, dans ce qu'un autre utilisateur de ce site appelle "une énième analyse politique de la France en 2015". Celle-ci n'est pas inintéressante, et apporte un éclairage bienvenu sur l'immigration et l'intégration, en pied-de-nez à Zemmour et Finkielkraut.
Malheureusement, l'auteur commet des propos étonnants, voire choquants, qui ne manquent pas de remettre en cause la solidité de son propos d'apparence pourtant scientifique et réfléchi. Peut-être le symptôme de l'empressement avec lequel fût écrit ce livre? En tout cas, quand Todd déclare, dans un chapitre déjà bourré d'idées reçues, que:
La France centrale combine la liberté à l'égalité, l'Angleterre la liberté à l'absence d'égalité, l'Allemagne l'autorité à l'inégalité. La Russie joint l'égalité à l'autorité.
De quoi se demander où Todd veut en venir par cet enfilage de valeurs. Mais, une page plus loin, on tombe de haut quand il déclare, tout à fait sérieusement:
L'autoritarisme éloigne la Russie de la France, certainement, comme bientôt l'autoritarisme de l'Allemagne la dissociera de sa partenaire française. Mais la France de Charles de Gaulle aurait immédiatement perçu dans la Russie de Vladimir Poutine une soeur en égalité, capable comme elle de soutenir la vision d'un monde de nations égales. La Russie demeure faiblement libérale en interne, mais sa perception égalitaire des frères, des hommes et des peuples la désigne au rôle de défenseur mondial du concept gaulliste de "nations libres et égales".
Todd dénonce la russophobie qui tient nos élites. Lui souffre sans doute d'une russophilie myope. D'ailleurs, ce n'est pas le seul biais qu'affiche l'auteur. Plus tôt, il écrit, convaincu:
Il ne fait pourtant aucun doute que le massacre de Toulouse était moralement plus grace encore d'un degré que la tuerie perpétrée à Charlie Hebdo. Car il est clair qu'assassiner des enfants, ou des hommes, simplement parce qu'ils sont juifs, est plus ignoble encore que de massacrer une rédaction engagée dans un combat.
Hiérarchiser les morts, dire que celui-ci est plus grave que celui-là parce que ci ou parce que ça, passons. Les deux événements sont d'une tristesse et d'une violence infinie, et bien que le classement des drames par gravité morale me paraisse malsain, j'ai pu laisser passer plus gros dans ce livre. Mais de là à qualifier Charlie de carrément antisémite, il n'y a qu'un pas, que Todd franchit volontiers plus loin.
Les événements du 7 janvier ont donc fini par reproduire sur un mode mineur la placidité face à l'antisémitisme déjà révélée par les tueries antérieures.
Et là, il oublie qu'il y a eu un grand soutien, tant dans la rue que sur Internet (qu'Emmanuel Todd ignore d'ailleurs complètement pour étudier uniquement les rassemblements) aux victimes de l'Hypercacher, et que les médias ont également suivi avec grande attention (BFMTV en tête) le déroulement des évènements. Alors, certes, peu ont dit "Je suis Hypercacher", mais plutôt qu'une indifférence aux violences faite aux Juifs, il faut plutôt se souvenir du fait que les victimes de Charlie Hebdo (et Charlie Hebdo lui-même) sont connus! Ce sont des personnages publics, qui interviennent à la télévision, avec qui les gens parlent... Alors, la gravité est peut-être égale, mais Todd attribue l'asymétrie des réactions à un racisme malicieux plutôt qu'à d'autres causes, bien plus simples, qu'il aurait pu inclure dans son raisonnement.
Un autre utilisateur de ce site mentionnait au site ce passage étrange dans lequel Todd qualifiait l'athéisme de "vide", oubliant par-là l'humanisme qui anime souvent cette "incroyance". L'autre utilisateur l'ayant déjà fait, je ne m'y attarderais pas plus.
Ces propos sont superficiels, ils ne sont pas au coeur du livre, et on peut les écarter d'un revers de la main sans abîmer la démonstration. Sauf que, en plus de ceux-là, on trouve partout dans le livre des pistes de réflexion intéressante, que Todd invalide aussitôt en disant, "on sait pas". On vient de passer cinq pages à lire quelque chose que l'auteur désavoue, et c'est aussi agaçant que cela décrédibilise le propos. Pourquoi ne pas tenter de le prouver, si on ne le sait pas encore? Pourquoi ne pas étudier le phénomène? Exemple:
Peut-on affirmer que l'inconscient égalitaire du système anthropologique est atteint dans la masse des couches supérieures? La vérité est que nous n'en savons rien.
Pourquoi ne pas tenter de la savoir, alors? Qui est Charlie à pêché d'empressement. Tout comme les livres de Fourest et de Val, sortis tous en même temps pour qu'on puisse les voir s'engueuler sur les plateaux télés, le livre est écrit à chaud. Alors, certes, il est important, une analyse de l'inconscient de la néo-République est importante. Mais si celle-ci avait été plus posée, plus réfléchie, si son propos et ses données avaient été mûris plus longtemps, si Todd avait pris le temps d'étudier un plus grand nombre de villes, ou un faisceau plus large de medias, en incluant par exemple Internet, réellement négligé et sans aucun doute fascinant, car invalidant peut-être les propos de Todd par la jeunesse du mouvement Charlie sur Internet et les réseaux sociaux, le livre aurait gagné en clarté, en cohérence, et en autorité.
Le livre n'est donc pas sans vertus, mais les péchés qu'il commet, couplé à son apparente incomplétude laisse à espérer d'autres ouvrages, de Todd ou d'autres, qui compléteraient l'arsenal de défense intellectuelle de ceux qui n'adhèrent pas au laïcisme militant de Charlie.
Créée
le 11 août 2015
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le 11 août 2015
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