Avec la lecture de Gruau d’ignames, nous voilà donc arrivés au terme du recueil de Rashômon et autres contes. Si j’avais l’impression que l’on allait atteindre une sorte d’apothéose avec cette dernière nouvelle, j’avoue de but en blanc que j’ai été quelque peu déçue.
Le commentateur de cette nouvelle nous explique directement qu’il s’agira de l’histoire d’un personnage sans intérêt : un officier du cinquième rang sans nom, auquel l’auteur fera référence par Goi (« 5e rang » en japonais). Ce misérable et pitoyable protagoniste vit une vie sans couleurs que personne n’envie. Méprisé de tous, cela n’empêche pas Goi d’avoir un rêve, celui de manger jusqu’à satiété du gruau d’ignames (patate douce), un mets délicat normalement réservé aux grandes occasions. Lors d’un grand banquet, Goi rencontre Fujiwara Toshihito, le fils du ministre de l’Intérieur du seigneur de sa région. Ce dernier entend notre héros soupirer son envie de gruau et lui propose de le rassasier en l’invitant chez lui. Cette nouvelle raconte donc comment Goi réalise son rêve plus rapidement qu’il ne l’aurait cru.
Sans trop rentrer dans les détails de la nouvelle qui fait tout juste 30 pages, le début de Gruau d’ignames nous décrit en détail notre personnage principal. Affublé d’un nez rouge, son visage n’a aucun charme et peut même être qualifié de laid. Son attirail ne le met pas davantage en valeur et n’attire sur lui que la pitié, l’indifférence et le mépris. Sa personnalité n’est pas plus relevante que cela : passif, ignare, lâche, … Son entourage le déteste, s’amuse à le ridiculiser, le prend de haut ou en pitié, ou l’ignore tout simplement. Son portrait donné par l’auteur nous pousse à ressentir les mêmes sentiments à son encontre et fait en sorte qu’on ne s’attache pas à lui. Passé la quarantaine, Goi ne semble avoir rien accompli de sa vie, se complaisant dans sa routine d’officier et chérissant des rêves simplets. Le but de sa vie, qui est de manger du gruau d’ignames, semble d’ailleurs tout aussi stupide qu’il ne l’est. Jusqu’à la fin, on le trouve ridicule, niais même si personnellement je n’accepte pas les traitements que lui afflige son entourage. Si je m’attendais à une punition divine qui tomberait sur ces « méchants », que nenni ! J’ai eu davantage l’impression qu’Akutagawa poussait Goi à creuser sa tombe jusqu’au bout.
Bien qu’il ne se passe pas grand-chose dans cette nouvelle, j’ai beaucoup apprécié le style de l’auteur japonais. Les tournures des phrases, traduites en français, sont très belles et donnent en suffisance des détails sur les personnages, sur les situations et sur l’environnement qui les entourent. J’ai personnellement toujours des coups de cœur pour les descriptions de la nature !
Mais au final, que retenir de Gruau d’ignames ? J’admets avoir eu plus de mal à lire entre les lignes de cette nouvelle-ci que dans les précédentes… Je vous donne mon humble avis sur la « morale » que l’on peut déceler, mais je pense qu’Akutagawa a laissé cette histoire très ouverte afin que tout lecteur puisse l’interpréter à sa manière, en fonction de sa personnalité et de son vécu. Ainsi, j’ai personnellement été touchée par la thématique de l’objectif de la vie, directement liée à celle du bonheur. Dans cette nouvelle, Goi accomplit son rêve et à la fin repense à celui qu’il était avant : est-il réellement plus heureux à présent ? Finalement, malgré sa pauvre vie, Goi chérissait tendrement « cet heureux rêve de gruau d’ignames » et était ainsi heureux d’une certaine manière. Maintenant son rêve réalisé, la lumière qui occultait les défauts de sa vie a disparue et notre personnage réalise enfin toute sa médiocrité.
Terminer le recueil de Rashômon et autres contes par cette nouvelle n’a sûrement pas été réalisé par hasard. En effet, les nouvelles ne sont pas placées par ordre chronologique ou par thématiques. Je pense qu’avoir commencé le recueil par la nouvelle la plus connue de l’auteur et par une histoire évoquant une porte nous permet de pénétrer dans l’univers noir et pessimiste de Ryûnosuke Akutagawa. Clore ce recueil avec Gruau d’ignames termine notre cheminement, notre rêve de grandeur de l’auteur, par une chute des plus fatales, tout en restant ouverte. Même si mon premier sentiment en terminant cette nouvelle fut la déception, je suis finalement heureuse de terminer ce recueil par cette nouvelle, qui incarne parfaitement la manière de penser d’Akutagawa. Ces récits, étant généralement noirs, dépressifs, pessimistes ou même parfois dégoûtants, n’ont sûrement pas été écrits pour nous faire ressentir des sentiments agréables. Il est donc tout à fait normal de ressortir à la fin de notre lecture dérangé, perplexe, déçu, frustré, voire même en colère au sujet du scénario ou du style.
Il ne fait donc sans aucun doute que je suis tombée sous le charme particulier de Ryûnosuke Akutagawa. Je pense tout de même qu’il ne s’agit pas d’un auteur facilement abordable. A ne sûrement pas lire pour la détente ou pour passer le temps, ces nouvelles méritent toute notre attention et notre réflexion pour découvrir le génie qu’elles recèlent.
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