Ravage
7.2
Ravage

livre de René Barjavel (1943)

Français des villes et François Deschamps

Voyons. Alors, de quoi parle ce roman...
Nous avons des villes surpeuplées alors que les campagnes sont désertées. Des villes où se mêlent pollution chimique et pollution sonore, en grande partie à cause des trop nombreuses voitures. Nous avons une population qui ne sait plus ce qu'est la véritable nourriture, puisqu'elle n'ingurgite que des produits fabriqués industriellement et qui n'ont plus rien de naturel. Nous avons surtout une population qui ne peut plus vivre sans technologie, qui est entièrement prisonnière des progrès techniques et qui ont perdu tant de capacités... Nous sommes dans un monde où on peut parcourir des milliers de kilomètres en quelques minutes mais où on refuse de faire cent mètres à pied. Un monde où les divertissements ont pris tant d'importances que le directeur d'une radio a tous les pouvoirs possibles.
OK. Donc, ce roman décrit assez bien notre monde présent.
Pardon ? Il a été publié en 1943 ? Quand même !

Le roman ravage peut être divisé en deux parties.
D'abord, Barjavel nous décrit le monde de 2052, dans le style "le futur qui fait peur". Un monde urbanisé et aseptisé, une ville de Paris toute en "plastec", uniformisée et qui a éliminé tout aspect pittoresque (Montmartre a été détruite, sous prétexte que c'est un foyer d'infection). Un monde où on veut tout contrôler, où l'art s'est aseptisé également en devenant officiel (un peintre n'a le droit de vendre ses tableaux que s'il est recommandé par le gouvernement, et la peinture a perdu toute sa force en devenant objet de consommation). Un monde où la nourriture est produite en usine à échelle industrielle et où les agriculteurs traditionnels ont quasiment disparu.
Ce qui est très intéressant là, c'est la réflexion sur une sorte de "décadence" de l'humanité, prisonnière d'une dépendance néfaste par rapport aux progrès technologiques et aux biens de consommation. Il est sûrement anachronique de parler de "société de consommation" en 1943, mais c'est pourtant de cela qu'il s'agit. Et barjavel nous propose la preuve par l'exemple : que se passerait-il si tous nos progrès technologiques s'écroulaient d'un coup. Si on faisait un immense bond en arrière, que deviendrions-nous ? Si, d'un seul coup, en une seconde, le monde redevenait sans voitures, sans avions, sans électricité, sans électronique, sans tout ce qui constitue notre vie quotidienne...
Ce point de départ est très intéressant, et, partant de là, Barjavel fait une sorte de fable sombre. Rejetant tout réalisme et proposant des personnages caricaturaux qui incarnent des principes et non des psychologies, l'auteur nous raconte l'odyssée d'un certain François Deschamps (nom symbolique s'il en est) qui, avec une poignée d'autres rescapés de l'apocalypse, cherche à sortir d'un Paris retourné à la barbarie et à rejoindre une Provence qui, ayant volontairement échappé aux affres d'une technologie envahissante, n'a pas à souffrir de sa disparition.

Et c'est là que le roman devient... bizarre. Et franchement pas terrible.
Pour faire simple, la fable devient épopée (du moins, dans l'esprit de Barjavel). François est paré de toutes les qualités, au point de devenir un héros (au sens grec du terme cette fois : un demi-dieu). Il est beau, fort, intelligent, habile, adroit, fin stratège, etc. Et pour faire ressortir ses qualités, il n'est entouré que de personnages nuls qui lui servent de faire-valoir ; ils sont donc cupides, lâches, idiots, faibles...
Et que fait ce brave équipage ? Il traverse un paysage de cendres. Il tente de survivre en bouffant tout ce qu'il trouve et il souffre de la soif. Mais ce qui était très beau dans certains autres romans (on pense inévitablement à La Route, bien sûr) est ici loupé parce que l'écriture crée une sorte de distanciation : on ne sympathise pas avec les personnages. On le observe, de loin, c'est tout. Aucune immersion dans le récit, et une répétitions d'actions qui fait que l'histoire paraît ne pas progresser.
En plus, le projet de Barjavel devient très vite évident : montrer une humanité qui régresse, qui retourne vers le chaos originel, vers l'homme des cavernes, et qui va devoir tout reconstruire. Idée bien sympa en théorie mais traitée ici avec lourdeur. Parce que l'auteur fait une opposition entre les gens décadents des villes et populations campagnardes plus proches de la "vraie vie" et donc préservées des cruautés apocalyptiques décrites plus haut.
ET puis, honnêtement, parfois, il pète un cable, le Barjavel. il y a là des scènes dignes des pires hallucinations, comme ce passage où, dans le fond des cellules d'un asile psychiatrique, nos personnages découvrent... le Christ ! Un Christ qui a bien des pouvoirs mais qui finit d'une façon pour le moins... originale.

La dernière partie, qui sert de conclusion, aurait pu être intéressante, mais... il y a comme un arrière-goût un peu bizarre. Je sais bien qu'un romancier ne place pas forcément ses idées politiques dans un roman et qu'un personnage, même le héros d'un tel récit, ne représente pas son auteur, mais quand même, je me pose quelques questions...
Ecrire, en 1942, que votre héros, dont vous avez chanté les louanges pendant 300 pages, est un adepte des autodafés car les livres entrainent le mal, et qu'il est à l'origine d'une "race de maîtres", ça fait bizarre.
En bref, une déception, malgré un début vraiment prometteur.

Créée

le 18 janv. 2014

Critique lue 9K fois

75 j'aime

11 commentaires

SanFelice

Écrit par

Critique lue 9K fois

75
11

D'autres avis sur Ravage

Ravage
nm-reader
8

Utopie ou Dystopie ?

Ce roman divise, ce n'est pas peu dire. Il suffit pour cela de lire les nombreuses critiques présentes ici pour s'en apercevoir ! J'ai l'impression que la question à se poser sur ce roman est :...

le 18 oct. 2013

60 j'aime

5

Ravage
Vincent-Ruozzi
7

Ravage, le pamphlet contre le progrès

La singularité de l’œuvre écrite par René Barjavel est qu'en 1942, date de publication de Ravage, la science-fiction est un genre encore inconnu en France. Aux États-Unis les grands noms tels...

le 2 nov. 2017

44 j'aime

6

Ravage
Hard_Cover
1

Critique de Ravage par Hard_Cover

Ravage est un classique de la littérature de science-fiction française. Extrêmement célèbre, il n'en ait pas moins méprisés et critiqués. J'avais lu ou entendu certaines de ces critiques et j'entamai...

le 19 déc. 2010

44 j'aime

9

Du même critique

Starship Troopers
SanFelice
7

La mère de toutes les guerres

Quand on voit ce film de nos jours, après le 11 septembre et après les mensonges justifiant l'intervention en Irak, on se dit que Verhoeven a très bien cerné l'idéologie américaine. L'histoire n'a...

le 8 nov. 2012

257 j'aime

50

Gravity
SanFelice
5

L'ultime front tiède

Au moment de noter Gravity, me voilà bien embêté. Il y a dans ce film de fort bons aspects, mais aussi de forts mauvais. Pour faire simple, autant le début est très beau, autant la fin est ridicule...

le 2 janv. 2014

221 j'aime

20

La Ferme des animaux
SanFelice
8

"Certains sont plus égaux que d'autres"

La Ferme des Animaux, tout le monde le sait, est un texte politique. Une attaque en règle contre l'URSS stalinienne. Et s'il y avait besoin d'une preuve de son efficacité, le manuscrit ne trouvera...

le 29 janv. 2014

220 j'aime

12