Français des villes et François Deschamps
Voyons. Alors, de quoi parle ce roman...
Nous avons des villes surpeuplées alors que les campagnes sont désertées. Des villes où se mêlent pollution chimique et pollution sonore, en grande partie à cause des trop nombreuses voitures. Nous avons une population qui ne sait plus ce qu'est la véritable nourriture, puisqu'elle n'ingurgite que des produits fabriqués industriellement et qui n'ont plus rien de naturel. Nous avons surtout une population qui ne peut plus vivre sans technologie, qui est entièrement prisonnière des progrès techniques et qui ont perdu tant de capacités... Nous sommes dans un monde où on peut parcourir des milliers de kilomètres en quelques minutes mais où on refuse de faire cent mètres à pied. Un monde où les divertissements ont pris tant d'importances que le directeur d'une radio a tous les pouvoirs possibles.
OK. Donc, ce roman décrit assez bien notre monde présent.
Pardon ? Il a été publié en 1943 ? Quand même !
Le roman ravage peut être divisé en deux parties.
D'abord, Barjavel nous décrit le monde de 2052, dans le style "le futur qui fait peur". Un monde urbanisé et aseptisé, une ville de Paris toute en "plastec", uniformisée et qui a éliminé tout aspect pittoresque (Montmartre a été détruite, sous prétexte que c'est un foyer d'infection). Un monde où on veut tout contrôler, où l'art s'est aseptisé également en devenant officiel (un peintre n'a le droit de vendre ses tableaux que s'il est recommandé par le gouvernement, et la peinture a perdu toute sa force en devenant objet de consommation). Un monde où la nourriture est produite en usine à échelle industrielle et où les agriculteurs traditionnels ont quasiment disparu.
Ce qui est très intéressant là, c'est la réflexion sur une sorte de "décadence" de l'humanité, prisonnière d'une dépendance néfaste par rapport aux progrès technologiques et aux biens de consommation. Il est sûrement anachronique de parler de "société de consommation" en 1943, mais c'est pourtant de cela qu'il s'agit. Et barjavel nous propose la preuve par l'exemple : que se passerait-il si tous nos progrès technologiques s'écroulaient d'un coup. Si on faisait un immense bond en arrière, que deviendrions-nous ? Si, d'un seul coup, en une seconde, le monde redevenait sans voitures, sans avions, sans électricité, sans électronique, sans tout ce qui constitue notre vie quotidienne...
Ce point de départ est très intéressant, et, partant de là, Barjavel fait une sorte de fable sombre. Rejetant tout réalisme et proposant des personnages caricaturaux qui incarnent des principes et non des psychologies, l'auteur nous raconte l'odyssée d'un certain François Deschamps (nom symbolique s'il en est) qui, avec une poignée d'autres rescapés de l'apocalypse, cherche à sortir d'un Paris retourné à la barbarie et à rejoindre une Provence qui, ayant volontairement échappé aux affres d'une technologie envahissante, n'a pas à souffrir de sa disparition.
Et c'est là que le roman devient... bizarre. Et franchement pas terrible.
Pour faire simple, la fable devient épopée (du moins, dans l'esprit de Barjavel). François est paré de toutes les qualités, au point de devenir un héros (au sens grec du terme cette fois : un demi-dieu). Il est beau, fort, intelligent, habile, adroit, fin stratège, etc. Et pour faire ressortir ses qualités, il n'est entouré que de personnages nuls qui lui servent de faire-valoir ; ils sont donc cupides, lâches, idiots, faibles...
Et que fait ce brave équipage ? Il traverse un paysage de cendres. Il tente de survivre en bouffant tout ce qu'il trouve et il souffre de la soif. Mais ce qui était très beau dans certains autres romans (on pense inévitablement à La Route, bien sûr) est ici loupé parce que l'écriture crée une sorte de distanciation : on ne sympathise pas avec les personnages. On le observe, de loin, c'est tout. Aucune immersion dans le récit, et une répétitions d'actions qui fait que l'histoire paraît ne pas progresser.
En plus, le projet de Barjavel devient très vite évident : montrer une humanité qui régresse, qui retourne vers le chaos originel, vers l'homme des cavernes, et qui va devoir tout reconstruire. Idée bien sympa en théorie mais traitée ici avec lourdeur. Parce que l'auteur fait une opposition entre les gens décadents des villes et populations campagnardes plus proches de la "vraie vie" et donc préservées des cruautés apocalyptiques décrites plus haut.
ET puis, honnêtement, parfois, il pète un cable, le Barjavel. il y a là des scènes dignes des pires hallucinations, comme ce passage où, dans le fond des cellules d'un asile psychiatrique, nos personnages découvrent... le Christ ! Un Christ qui a bien des pouvoirs mais qui finit d'une façon pour le moins... originale.
La dernière partie, qui sert de conclusion, aurait pu être intéressante, mais... il y a comme un arrière-goût un peu bizarre. Je sais bien qu'un romancier ne place pas forcément ses idées politiques dans un roman et qu'un personnage, même le héros d'un tel récit, ne représente pas son auteur, mais quand même, je me pose quelques questions...
Ecrire, en 1942, que votre héros, dont vous avez chanté les louanges pendant 300 pages, est un adepte des autodafés car les livres entrainent le mal, et qu'il est à l'origine d'une "race de maîtres", ça fait bizarre.
En bref, une déception, malgré un début vraiment prometteur.