Vérités d'un vieil homme extra-lucide et toujours élégant sur la modernité

Collection d'essais de Paul Valery des années 20 au années 40, celles de la maturité, de la sagesse et de la retrospective. Le style est excellent, les phrases ciselées et tournées de manière telles qu'on entend toujours la voix du poète derrière. Mais il se livre ici à l'exercice périlleux de la clairvoyance, particulièrement quand on est vieux et un peu plus déconnecté du monde. Et c'est pourtant réussi, étonnant de lucidité, de clarté de concision dans l'analyse de la modernité contemporaine mais aussi dans les lignes qu'elle dessinne pour le futur. Avant la télévision, la bombe atomique, le krach pétrolier, Internet et les réseaux sociaux, dans une mondialisation bégayante, Paul Valéry voit l'atomisation des sociétés, la perte de valeur du langage, la littérature en péril, la force de l'image et de la nouveauté,


Quelques essais en trop sur la fin (l'organisation du Centre universitaire méditerranéen on s'en tamponne.)


Extraits choisis :

"Un esprit vraiment libre ne tient guère à ses opinions. S’il ne peut se défendre d’en voir naître en soi-même, et de ressentir des émotions et des affections qui semblent d’abord en être inséparables, il réagit contre ces phénomènes intimes qu’il subit : il tente de les rendre à leur particularité et instabilité certaines. Nous ne pouvons, en effet, prendre parti qu’en cédant à ce qu’il y a de plus particulier dans notre nature, et de plus accidentel dans le présent. L’esprit libre se sent inaliénable." - Fluctuations sur la liberté


"Désormais, ouverte comme une huître, la mer me rafraîchit au soleil par l’éclat de sa chair grasse et humide : j’entends aussi l’eau, tout près, boire longuement, ou, dans les bois du phare, sauter à la corde, ou faire un bruit de poules.

Pour mieux l’écouter, je coupe le regard. Je baisse les paupières, et vois bouger bientôt deux ou trois petites fenêtres lumineuses, précieuses : des lunules orangées qui se contractent et sont sensibles ; une ombre où elles battent et m’aveuglent moi-même. Je veux reconstruire alors toute la vue que je viens de clore ; j’appelle les bleus nombreux, et les lignes fermées du tissu simple étendu sur une chose tremblante ; je fais une vague qui bouffe et qui m’élève…

Je n’en puis faire mille. Pourquoi ? Et la mer que je formais, disparaît. Déjà, je raisonne, et je trouve.

Rouvrons. Revenons au jour fixe. Ici il faut se laisser faire.

Les voilà toutes. Elles se roulent : je me roule. Elles murmurent : je parle. Elles se brisent en fragments, elles se lèchent, elles retournent, elles flottent encore, elles moussent et me laissent mourant sur un sable baisé. Je revis au lointain dans le premier bruit du moindre qui ressuscite, au seuil du large. La force me revient. Nager contre elles, — non, nager sur elles, — c’est la même chose ; debout dans l’eau ou les pieds se perdent, le cœur en avant, les yeux fondus sans poids, sans corps…

L’individu, alors, sent profondément sa liaison avec ce qui se passe sous ses yeux, l’eau." - Le Yalou


"Nous ne pouvons pas (et jusqu'ici absolument pas) consentir qu'une ignorance, qu'une impuissance de l'esprit soit équivalente à une connaissance positive. Nous ne pouvons pas tenir pour un enrichissement la conviction bien établie qu'un refus conscient d'exercice de notre intellect soit un acte d'intelligence, et nous pouvons encore moins regarder comme caractéristique d'une chose, et comme l'un des points essentiels de sa définition, le fait que cette chose soit indéterminée. [...]. Et voilà, cependant ce à quoi il faudra peut-être s'accoutumer, l'indétermination devenue un fait positif, un élement positif de la connaissance.

Il faut s'accoutumer aussi à ne pas chercher devant nous ce qui est définitivement derrière nous et à considérer toute prévision comme précaire, précisément parce qu'elle est prévision." - Notre destin et les lettres


"Enfin, si l'on était poète, artiste, écrivain, philosophe, on visait les générations même lointaines, on songeait à la postérité jusqu'à la prolonger si loin dans la perspective qu'elle en devenait immortalité. Il en résultait les plus grandes conséquences pour les oeuvres : on faisait des choses durables... C'est dire que la considération de la forme et de la matière des oeuvres l'emportait sur toute autre. Ni la nouveauté, ni l'intensité, ni les effets, ni les surprises n'étaient recherchées comme ils le sont aujourd'hui, car le nouveau et le surprenant, ce sont les parties périssables des choses; le travail, la recherche, l'expérience, n'étaient donc pas dissociés le moins du monde des puissances spontanées de l'esprit. On savait, au contraire, que le plus beau génie ne peut saisir et fixer définitivement, au regard des siècles, ce qui lui vient des dieux, que s'il est en possession des moyens de composer, de maîtriser même ses trouvailles en un système pur et comme incorruptible.

Ce n'est pas tout. Il résultait aussi de cette ambition de survivre, un ennoblissement de nos buts et de notre effort; et par là, une sorte de hiérarchie, une classification des ouvrages des hommes selon la durée qu'on présumait attachée à leur action. Enfin, cette pensée de l'avenir, de la postérité ou de l'immmortalité, tout illusoire qu'elle pouvait être, était pour l'artiste une source sans pareille d'énergie qui le soutenait dans sa carrière souvent dure, contre l'incompréhension des difficultés matérielles de la vie. "Un jour viendra", pensait-il. Mais tout cela n'est plus, ou presque plus, et il y a peu d'espoir que cette notion de confiance en la postérité et la durée renaisse de nos cendres." - Notre destin et les lettres


"Il faut aussi qu'il [l'esprit] se garde des effets de choc ou d'éblouissement que produisent sur l'intelligence les événements énormes. Les événements ne sont que l'écume des choses. Les réflexions que l'on fait sur eux sont fallacieuses, et les prétendues leçons qu'on tire de ces faits éclatants sont arbitraires et non sans danger. Nous savons ce que nous ont coûté, en 1940 comme en 1914 les "enseignements" des guerres précédentes. Il suffit, du reste, de songer à l'infinité des coïncidence que tout "événement" compose pour se convaincre qu'il n'y a pas à raisonner sur eux; ceux qui en raisonnent ne peuvent le faire que moyennant des simplifications grossières et les analogies verbales et superficielles qu'elles permettent." - Respirer



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le 20 août 2024

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