Déborah Costes est une travailleuse du sexe. Dans la vingtaine, elle éprouve la nécessité d’exposer son histoire et son métier au monde, ou du moins, à ceux et celles qui oseront lire son livre. Elle y détaille ses relations familiales, son corps qui lâche, les médecins qui ne la croient pas, la pauvreté, l’abandon de ses études et le début de son travail dans le monde du sexe, d’abord en ligne, puis comme escort. Via ce job de subsistance, elle se transforme alors pour qu’il devienne sinon une fierté, un vrai métier, avec une fiche signalétique à présenter pour payer ses impôts, et surtout une manière de reprendre corps.
Déboras Costes n’a pas eu la vie ou la jeunesse facile, et elle va nous détailler ce quotidien malheureux en multipliant les petites phrases décrivant son mal-être physique et mental s’empirant de jour en jour. L’accumulation est exténuante, davantage pour elle que pour nous, mais évite cependant la redondance. Car des galères, elle en est passée par beaucoup, face à un État en loque et une famille absente, elle devra apprendre à s’autogérer pour ne pas finir à l’asile de fous, à guetter où sont les toilettes les plus proches car son corps ne suit pas.
C’est un roman de résistance à un état apathique. Si on peut avoir de la pitié pour elle, ou se rassurer sur nos propres vies en lisant avec effroi par tout ce que Costes est passée pour en arriver là où elle est, ce n’est pas son désir. Elle a besoin de régurgiter en mot toute la haine et la violence accumulées. Alors, il faut peut-être s’accrocher, surtout si ce genre de contenu, dans le sillage de #MeToo et d’un certain féminisme actuel, ne vous est pas familier.
Car Déborah Costes ne mâche pas ses mots, surtout à propos des hommes hétéros, qu’elle ne peut plus blairer. Si elle a eu de nombreuses expériences sexuelles (gratuites, comme elle le dit elle-même, elle qui les regrette), elle ne tient plus à en avoir en dehors de sa profession. Elle ne souhaite plus que se lier avec des personnes queer ou des femmes (lesbiennes). Les hommes (prétendument hétéros) n’ont plus grand-chose à lui offrir, et leur quête de pouvoir à travers le sexe est pathétique et lamentable, selon elle.
Elle connait bien ces hommes qui lui demandent qu’elle les maltraite, qu’elle les frappe, qu’ils se mutilent ou s’interpénètrent uniquement car ce serait elle qui en aurait envie, et non pas leur homosexualité larvée ou cachée. La sexualité dont Déborah Costes, qui se fait aussi payer comme dominatrice pour des hommes ayant le gout du SM, ouvre des barrières. Quand on parle de « pute », comme elle dit, on pense à la pénétration vaginale et à la fellation contre rémunération, à tout ce que les hommes n’autorisent pas leurs femmes à faire tandis qu’ils payent une autre pour les aider à éjaculer. Costes montre ici toute l’hypocrisie se cachant derrière la sexualité hétérosexuelle, et tous les clients « qu’elle se tape » (et qu’elle tape, avec leur consentement), répondant à leurs demandes « farfelues » tout en posant ses limites.
Le début de Reprendre corps peut agacé par moments par un petit côté « confession et entretien avec une victime », sans travail littéraire vraiment recherché, mais qui est cependant nécessaire pour comprendre d’où l’autrice vient. C’est vers le milieu du roman, quand Costes est déjà embarquée dans le travail du sexe, qui devient progressivement un boulot qu’elle ne souhaite plus quitter, que la réflexion se fait plus large, sur le patriarcat et les hommes hétéros d’abord, sur l’État qui abandonne ses fonctions et certaines personnes sur la route, puis sur le métier ensuite, et la pauvreté. C’est enfin par cette envie de dire les mots, à ses proches, dans des lettres et dans ce livre, qu’elle devient touchante, qu’elle laisse percer sa carapace construite dans la lutte permanente.
Critique publiée dans le Suricate Magazine, le 11 septembre 2024 : https://www.lesuricate.org/reprendre-corps-histoire-dune-reincarnation/