Le 1er juillet 1961, en début de matinée, Louis-Ferdinand Céline achève son dernier roman ; Rigodon.
En fin d’après midi il était mort.
Entre les deux une lettre adressée à son éditeur.
il va être temps de nous lier par un autre contrat, pour mon prochain roman «RIGODON»… dans les termes du précédent sauf la somme – 1 500 NF
au lieu de 1 000 – sinon je loue, moi aussi, un tracteur et vais
défoncer la NRF, et pars saboter tous les bachots!
C’est comme ça. Céline est souvent atroce, parfois sublime. Une anecdote semble le résumer entièrement, une nuit de 1940 à Montmartre. Alors qu’au 4ème étage du 4 rue Girardon l’écrivain Roger Vaillant préside un comité de résistance, au 5ème, Céline écrit Les beaux draps, 3ème pamphlet antisémite. Un jeune homme toc chez Céline, revenu le bras en sang d’une opération de résistance. L’auteur et médecin le soigne, lui offre un verre, et échange avec lui pendant une petite heure. Puis il reprend l’écriture de son torchon, comme si de rien n’était, jusqu’au bout de la nuit. Cohérent dans la contradiction, Céline est sublime et atroce, voyant et voyou, comme Rimbaud, comme Villon. Dans ce cas là distinguer l’homme de l’artiste est une fausse question, cachant une interrogation plus profonde : Comment peut on écrire des choses sublimes quant on ne l’est pas soi même ?
Il faut avoir du chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse disait Nietzsche.
Bon ! Céline, Nietzsche, Villon, tout ça est un peu lourd d’élitisme. Je me reprends. Soyons plus clair, il faut faire vite.
Rigodon est le dernier roman d’une trilogie comprenant D’un château l’autre et Nord. Inutile d’avoir lu les deux précédents pour aborder celui-ci.
La double signification du titre d’abord. Le rigodon comme danse, le mouvement, la vie. Et l’expression faire un Rigodon, c’est à dire tirer en rafale au centre de la cible, toucher le coeur.
Le roman ensuite. Août 1944, la France est couchée, l’Allemagne est en flamme.
Argent boche, cyanure en poche, Céline a fuit Montmartre accompagné de sa femme Lucette et de son chat Bébert. Dès lors l’auteur cherche désespérément à rejoindre le Danemark où son or est enterré dans le jardin de son ex danseuse. Au même moment, des hommes en noirs le poursuivent, fusil à l’épaule. La mort lui pince les fesses. C’est le jeu ma pauvre Lucette.
Rigodon est le récit de cette lutte insensée contre la mort, mené par un homme écrasé par la vie. En 1960, à la rédaction de ce roman, Céline est un cadavre qui bouge encore, écrit surtout. D’une fine écriture, dix-huit heures par jour. L’écrivain respire du fond de son trou pour pousser ses dernières gueulantes. Le 1er juillet 1961, la dernière page se tourne, le livre se ferme.
Ainsi, Rigodon poursuit et achève le projet littéraire de l’auteur. Pensant qu’à l’écrit les émotions s’aplatissaient, Céline avait pour ambition de conserver l’émotion du langage parlé dans la langue écrite, comme on conserve chacun des grains d’un sablier percé entre deux continents.
Bon là, pour ce qui est de se rendre accessible j’imagine que c’est foutu. Alors allons au bout.
Le dernier de souffle de l’écrivain prend l’allure d’une tempête, d’un vent d’air frais. La plume est un scalpel. La langue s’ausculte, se dissèque, se découpe. Le style de Céline en devient organique, musicale, visionnaire. Les mots sont des notes. Ils palpitent dans la phrase comme dans un coeur, parfois même ils s’emballent. C’est au lecteur de saisir sa respiration. Il faut écouter Céline.
La guerre comme une symphonie, ici réduite à quatre petites notes, écoutez seulement :
Je suis monté chez les demoiselles, les danseuses là-haut... moi-même, à onze heures du soir... J’étais sûr, Je l’avais
entendu !... c’était assez, trois... quatre notes... Personne là-haut,
onze heures du soir... Je savais ce que je voulais... symphonies !...
j’effeuille les disques... y en a !... vous me croirez si vous voulez
je trouve presque tout de suite... celles qu’il me faut... oui !...
non... oui !… un clavier maintenant ! l’autre bout du studio...
peut-être d’y avoir pensé si longtemps... Je tapote... ça y est !...
presque juste, oui !... oui le la d’un clavier comme il est... j’y
suis ! ... aucun prodige ! vous vous maltraitez la tête pendant vingt
ans, du diable si vous trouvez pas !... si borné, si peu mélodieux que
vous soyez !... Je redescends, j’ai les quatre notes... sol dièse !
sol la dièse ! si !
Le livre tout entier est peuplé de micros révolutions littéraires. Révolution narrative par le rejet de la narration linéaire. L’histoire est bafouée, comme niée parce que sorti perdant.
Révolution de la langue par le travail sur la ponctuation. Les conjonctions de coordination sont remplacées par des trois points de suspension.
Trois points de suspension comme 3 balles, qui alignées les unes aux autres forme une rafale suspendant la mort le temps d’une dernière danse. Le temps retrouvé d’un dernier rigodon…