Un sujet trop vaste pour l'auteur...
C'est le premier roman de Silverberg que je lis. Le sujet est un de ceux qui, en tant qu'historien de l'Antiquité, me passionne : Comment aurait évolué le monde si l'Empire romain n'était pas tombé ? Le traitement est cependant décevant.
Silverberg part pourtant bien : il organise son livre sous forme de chapitres daté d'après la datation romaine "Ab urbe condita" (depuis la fondation de Rome, 753 av. J.-C.). Ces chapitres sont autant de petites nouvelles qui suivent l'évolution de l'Empire sur 2 000 ans jusqu'à nos jours.
(Alerte au spoiler)
Le point de divergence de cette uchronie est minime : les Hébreux échouent à traverser la Mer Rouge. Du coup pas de christianisme, pas d'affaiblissement de l'Empire. Le deuxième point de divergence a lieu à la mort de Caracalla : au lieu du falot Didius Julianus, Silverberg imagine un empereur guerrier à la Trajan, Titus Gallius, qui donne une bonne leçon aux barbares. A partir de là, il y a bel et bien création de Constantinople sous Constantin. Mahomet est tué avant d'avoir fait naître l'Islam. L'Amérique est découverte plus tôt, car les Vikings, soumis comme les autres, rapportent leur découverte à Rome. Il y a une grande guerre de deux siècles entre la partie orientale et la partie occidentale. Un empereur excentrique découvre le détroit de Magellan et conquiert l'Océanie. La machine à vapeur est découverte au milieu du XIXe (au lieu de fin XVIIIe), l'automobile vers 1900. Pour l'imprimerie et le télégraphe, ça reste à peu près ça. Des langues "nationales" commencent à se développer au XXe siècle.
Le gros défaut que je reproche à l'auteur, et propre aux Anglo-saxons, c'est de réduire l'histoire au récit des batailles et des coups d'Etat. Plusieurs chapitres se passent dans les palais de Rome, alors qu'un coup d'Etat ou une bataille décisive approche, ce qui crée un gros sentiment de répétition. Je comprends l'idée : à travers cet éternel renouvellement des challengers pour le pouvoir, Rome assure paradoxalement la stabilité de l'ensemble. Sauf qu'on a l'impression d'une simple variation sur les personnages, d'un chapitre à l'autre.
Prenons l'exemple de deux autres ouvrages qui décrivent l'évolution d'un monde sur plusieurs millénaires : "Demain les chiens" et "Dune". Dans ces deux ouvrages, certains mots perdent peu à peu leur sens d'origine, par glissement. Certaines situations recommencent, mais dans des situations complètement différentes, parfois pour des motifs complètement opposés, et souvent avec une certaine ironie. Ici, rien de semblable : à chaque fois, les personnages ont peur que l"Empire s'écroule". Rien de plus. Et ils rajoutent à cette peur des spéculations qui s'apparentent à une leçon d'histoire qui ne fait que ressasser les évènements des chapitres précédents, comme si chacun d'entre ces personnages avait une maîtrise d'Histoire (de fait, un des personnages en a fait une !). Non, personne ne fait ça. ça sonne faux et besogneux. Je ne pense pas que les gradés de la défaite de 40 prenaient la peine de comparer leur situation à celle de la France de Louis XIV par pur curiosité intellectuelle.
Autre remarque qui découle de mon reproche : pour un fils d'un pays démocrate, Silverberg place beaucoup trop son roman dans les classes supérieurs de la société. C'est bien commode, mais fort peu original. Du coup, d'énormes fils d'intrigue restent inexploités : comment évolue l'esclavage sous l'Empire ? Il n'est pas évoqué une seule fois. Comment évolue la conscience des provinciaux après l'édit de Caracalla, dans ce nouveau continuum ? Comment les mondes orientaux, sud- et nord-américains s'intègrent-ils dans cet empire ? Il y a quelques remarques sur l'évolution des noms de personne, mais c'est trop peu. De même, l'Amérique, ce continent neuf, est-il exploité de la même manière ? Quels noms donne-t-on à New York, si elle existe, à Rio de Janeiro ? Qui vient coloniser l'Amérique ? Y'a-t-il une gigantesque traite des Noirs vers la "Roma Nova" ? Et que signifie ce chapitre qui décrit la deuxième tentative de débarquement au Mexique, qui suggère que les Mayas ont une technologie avancée en matière de météorologie ?
Le final laisse un peu perplexe : on revient au destin des Hébreux, qui se lancent dans un vain projet qui, échouant, pourrait déboucher sur un essor du monothéisme.
Bref, un sujet d'un immense intérêt historique qui, je trouve, n'a pas été aussi bien traité que ce à quoi je m'attendais. Evidemment je plaçais la barre haut, mais je ne peux pas faire autrement sur ce sujet.